La formule selon laquelle la première victime de la guerre est la vérité est peut-être sur le point d’être démentie, ou pour le moins relativisée, par l’internet. La prudence est de rigueur: dans leur traitement de l’opération irakienne, les médias français et américains, pour ne citer qu’eux, ont eu en commun d’être massivement alignés derrière leur gouvernement et leurs opinions publiques respectives. Mais l’accès à d’autres vérités est maintenant possible.

Francis Pisani, San Francisco, 9.juin.03

Une enquête du Pew Center sur l’utilisation de l’internet par les Américains pendant la guerre révèle que 55% d’entre eux ont échangé des mèls se rapportant au sujet. D’une façon plus générale, quel internaute n’a pas reçu une blague acerbe ou un éditorial enragé publié dans un journal local ou autre et transmis par une relation vivant à Buenos Aires ou à Karachi? Un nombre non négligeable d’Américains se sont adressés à d’autres sources d’information que leurs médias traditionnels. La BBC, jugée plus objective, a vu son trafic en provenance d’Outre-Atlantique augmenter de 47% alors que le Guardian, plus critique, voyait le sien augmenter de 83%.

Ces curieux ont été souvent mis sur la piste d’informations que leurs journaux locaux ne leurs donnaient pas par les « blogs ». De quoi s’agit-il exactement?

« Blog » est une abréviation de « weblog » qui peut se traduire par « carnet de bord sur la toile ». Les néologismes en provenance des États-Unis perturbent souvent notre routine linguistique, mais il leur arrive de correspondre à de réelles nouveautés. Il s’agit de journaux personnels en ligne tenus au moyen de logiciels simples qui permettent de taper un texte sur son ordinateur et, une fois qu’on est connecté de l’envoyer instantanément pour qu’il s’affiche sur une page web entretenue à cet effet. Les blogs mélangent volontiers informations et opinions et sont souvent accompagnés d’un lien à une source originale, à un autre blog ou à un article que le blogueur commente ou signale à son public. Le premier blog reconnu comme tel remonte au 7 octobre 1994, il est attribué à Dave Winer, programmeur et développeur d’un des logiciels les plus couramment utilisés (Manila).

Les warblogs, ou carnets de guerre, sont nés après le 11 septembre 2001 sur l’initiative de commentateurs conservateurs qui voulaient une approche encore plus patriotique que celle des grands médias qu’ils jugent trop « libéraux », c’est à dire trop à gauche. Mais le récent conflit a permis de leur donner un sens plus général et le terme a fini par désigner plutôt les blogs consacrés à la guerre en Irak.

Le plus célèbre des warblogueurs est un irakien qui répond au « nom de blog » de Salam Pax (ce qui veut dire paix en arabe et en latin). Avec un style acerbe qui s’en est pris d’abord à Saddam, puis aux bombardements et maintenant volontiers aux Américains, il donne une image plus vivante de la vie à Bagdad avant, pendant et après l’intervention militaire que la plupart des correspondants étrangers. On a essayé de le faire passer pour un agent de la dictature, puis de la CIA, mais la fraîcheur de son regard a pu attirer assez de visiteurs pour faire sauter (ou presque) les serveurs qui l’hébergeaient. Les plus grands médias lui ont consacré chacun un article. Le Guardian de Londres vient de l’embaucher comme chroniqueur bimensuel.

Plusieurs journalistes, présents ou non en Irak, ont tenu leurs warblogs. Kevin Sites de CNN a été obligé d’interrompre le sien sur ordre de son employeur. Et de nombreux sites ont essayé de réunir autant d’informations et d’opinions que possibles sur le conflit. Après avoir appelé à l’organisation du soutien aux troupes, de manifestations pro-américaines (aux États-Unis) et « anti-françaises », Blogs of War a continué son combat en s’en prend aux manifestants anti G-8. Warblogs:cc, réunit des liens qui renvoient à nombre d’articles sur la guerre et aux «meilleurs warblogs».

Il ne faut pas se tromper pour autant quant à l’importance du phénomène face aux mass média. Leur rôle pour faciliter l’accès à une information différente ne veut pas dire que le nombre de personnes impliquées est considérable. Le rapport du Pew Center révèle que : «les blogs suscitent un intérêt croissant auprès d’un nombre réduit d’internautes, mais ils ne sont pas encore une source d’information et de commentaires pour la majorité des usagers. 4% des Américains qui ont accès à l’internet consultent des blogs pour y trouver des nouvelles et des opinions. Le nombre total est si petit qu’il n’est pas possible de tirer des conclusions statistiquement signifiantes concernant ceux qui les utilisent.»

Le rapport estime que l’internet a surtout servi de source d’accès à des sources variées (alors même que, aux États-Unis, les internautes étaient plutôt plus favorables à la guerre que les autres). Mais il ajoute: «les opposants à la guerre ont signalé un usage de l’internet légèrement plus intense que ceux qui y étaient favorables.»

Ross Mayfield, PDG de SocialText, une entreprise qui produit un logiciel qui favorise la création de réseaux sociaux, conclue du rapport du Pew Center que le nombre de blogueurs frise les 3 millions. Ils étaient environ 500.000 en mai 2001 et un million un an plus tard. Blogger.com, à la fois site et programme pour la publication de journaux en ligne récemment racheté par Google, affiche plus d’un million de comptes. Sa branche brésilienne en a 300.000.

Le poids spécifique des blogs est en partie lié à leur influence sur les journalistes. Ils ont déjà obligé les médias à prendre en compte des affaires qui ne « sortaient pas » comme les commentaires racistes de l’ancien leader de la majorité républicaine au Sénat, Trent Lott, obligé de démissionner à l’automne dernier. Chroniqueur vedette du San José Mercury et auteur du premier blog écrit par un journaliste et publié sur le site même de son journal, Dan Gillmor estime pour sa par que «les warblogs satisfont un besoin crucial: ils filtrent l’avalanche de données et nous permettent ainsi de trouver le matériel le plus important». Ils ne sont pourtant qu’une petite partie d’un phénomène beaucoup plus vaste.

Les blogs sont maintenant dans le domaine public. Les plus grands médias en publient (The Guardian, MSNBC). Il s’agit, suivant les cas, de journaux personnels, de registres (traduction littérale de ‘log’), de carnets de bord ou d’un mélange de tout cela que les intéressés écrivent au jour le jour, voir d’heure en heure. Ils peuvent être individuels ou collectifs.

La forme est encore en train de se chercher à l’intersection de l’intime et du public. Elle se complique tous les jours avec l’apparition par exemples de photoblogs ou des moblogs, les blogs mobiles que l’on peut alimenter (par la voix, l’image ou des textes de type SMS mis en ligne directement depuis un téléphone portable. Le ton personnel et la présence de liens permettant d’aller directement à la source de ce dont l’auteur parle – l’un balançant l’autre – sont sans doute les deux caractéristiques les plus couramment admises de ce qu’est un blog (dont il existe autant de définitions que de blogueurs).

Communication horizontale

Le phénomène se situe dans le droit fil dans ce qui est peut-être la qualité la plus propre à la toile: la communication « many to many » ou horizontale comme le courriel et les messageries instantanées. C’est moins la « mort de la distance » qui compte que la communication intense entre personnes qui ne se connaissent pas. Le propre des blogs qui s’affichent sur des sites web est de rendre cette communication publique. Ce qui invite à se demander si les blogueurs sont des journalistes.

La première grande différence, c’est l’absence d’un regard extérieur avant la publication d’un article. C’est ce qui ressort d’une conférence sur le sujet qui s’est tenue à l’école de journalisme de l’Université de Berkeley le 17 septembre dernier. Il n’y a pas de secrétaire de rédaction. Mais, vertu de l’interactivité, les lecteurs peuvent aider. «Ils m’envoient des méls pour corriger les fautes d’orthographe » a raconté Meg Hourihan, fondatrice de Blogger.com.

Paul Grabowicz qui donne un cours sur les blogs à Berkeley estime que «collectivement les blogueurs font quelque chose qui ressemble de très près à du reportage,» même si la forme convient peut-être mieux aux chroniqueurs et éditorialistes. «Les blogs, estime Dan Gillmor, font partis du processus qui aboutit au journalisme.» Il ne cesse de répéter que «nos lecteurs, auditeurs, spectateurs savent collectivement plus, beaucoup plus que ce que nous savons.» Et sur cette base il prône un journalisme plus conçu comme «conversation» que comme «enseignement magistral». Scott Rosemberg, rédacteur en chef de Salon.com, estime que les blogs obéissent à une «sorte d’économie de l’ego». Publier ce qu’il pense, recevoir des commentaires le font «se sentir bien».

Pour Steven Johnson, ancien directeur de la défunte revue on-line Feed: «La vraie révolution promise par l’émergence de la galaxie blog n’a rien à voir avec le journalisme. C’est une affaire de gestion des connaissances.» Et d’ajouter: «Ce qui rend les blogs intéressants, c’est précisément qu’ils ne sont pas du journalisme,» écrit-il.

Il ne faut jamais faire aveuglément confiance aux blogs, encre moins sans doute qu’aux médias traditionnels dont nous savons qu’ils peuvent mentir, déformer les faits ou, tout simplement se tromper. C’est sans doute encore plus facile quand il n’y a pas de regard extérieur. Mais chacun est libre de ses opinions et les liens permettant aux lecteurs d’accéder aux sources originales (qu’il faut toujours vérifier) sont un important facteur de crédibilité.

L’engouement pour les blogs est tel que Dave Winer, a parié avec Martin Nisenholtz, patron du site du New York Times qu’ils feraient dans 5 ans plus autorité que le fleuron de la presse états-unienne. Les médias, dit-il «auront changé si profondément que les personnes informées chercheront auprès d’amateurs en qui ils ont confiance l’information qu’ils veulent». Winer n’envisage pas la disparition des journaux, il s’intéresse à la nouvelle écologie des médias entraînée par l’apparition de la communication horizontale.

«La destruction de la valeur est ce qui rend les blogs si importants»

Même le monde des affaires découvre les blogs. Ideactif, société québécoise de conception de sites web, a ouvert un weblog collectif en janvier 2000. «Nous sommes connectés en permanence à la toile» écrivent-ils « et, souvent, nous découvrons des informations qui peuvent paraître utiles, susciter la réflexion ou tout simplement être amusantes.. Le weblog est un moyen pour partager des connaissances de façon simple et efficace. »

Les blogs peuvent également servir à partager les connaissances internes à une entreprise. Selon Amy Wohl, conseillère en informatique, ils constituent « une façon agréable pour les employés de partager un même moyen de recherche, d’analyse et de choix de l´information. »

De là à croire qu’ils peuvent permettre de gagner de l’argent il n’y a qu’un pas. Andrew Sullivan, sans doute le blogueur le plus connu, affirme être passé «de 805.000 visiteurs en mars 2002 à 1,88 million en mars 2003». Cela devrait valoir de l’argent. Pour lui sans doute, mais il ne faut pas se faire d’illusion si l’on en croît Clay Shirky, analyste de l’internet et des réseaux. La publication de textes traditionnels crée de la valeur du fait du travail qu’elle exige mais aussi du fait de la sélection (source de rareté) qu’elle implique. Le web en général et les weblogs en particulier tuent cela. «Ils sont un instrument si efficace de distribution du mot écrit qu’ils font de la publication une activité financièrement sans valeur.»

Les blogueurs à succès peuvent espérer un peu de publicité, le support d’un sponsor ou quelques contributions volontaires mais leur notoriété risque fort d’être mieux rétribuée sous forme de livre ou de chronique dans un journal traditionnel. Quant aux journalistes salariés qui tiennent un blog, ils sont rarement payés plus pour le faire.

Est-ce un drame? Loin de là: «La destruction de la valeur est ce qui rend les weblogs si importants» ajoute Shirky. «Nous voulons un monde où l’on n’a besoin ni d’aide ni d’autorisation pour écrire haut et fort.» Chaque blogueur s’adresse d’abord à un cercle restreint d’amis et de collègues «dans lequel la participation à la conversation est sa propre gratification.» Il favorise la création de nouveaux réseaux de relations sociales.

Les blogs apparaissent ainsi comme une des formes de récit propre à l’internet dans leur technologie comme dans leur style. Ils disent, avec une bonne dose de narcissisme, l’histoire globale et fragmentée du monde d’aujourd’hui. Si les journalistes écrivent le brouillon de l’histoire, les blogueurs semblent avoir trouvé un espace pour en conter les balbutiements.

Article du Guardian sur la fréquentation des sites britanniques par les Américains
Le blog de Salam Pax
Kevin Sites
Blogs Of War
Warblogs:CC
Pew Internet and American Life: The Internet and the Iraq war
Ross Mayfield
Dave Winer
Dan Gillmor
Rebecca Blood
The Guardian – Weblog
Ideactif
Video de la conférence de Berkeley « Weblogs – Challenging Mass Media and Society »
Weblogs de MSNBC
Amy Wohl
Clay Shirky – Weblogs and the Mass Amateurization of Publishing
Andrew Sullivan

Deux des programmes les plus couramment utilisés par les blogueurs:
Blogger
MovableType

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...