Alejandro Junco, propriétaire du groupe de presse Reforma, appartient à une grande famille mexicaine du Nord. Son groupe a conquis l’ensemble du pays en opposant à la corruption un strict respect de sa charte déontologique.

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Propriétaire du quotidien El Norte à Monterrey (Mexique), voilà une décennie que vous avez lancé le quotidien Reforma à Mexico avec la volonté affichée de respecter de strictes règles éthiques. mais vous avez engagé des journalistes très inexpérimentés.

On a dit, non sans raison, que Reforma était fait par un jardin d’enfants. Mais ce qui manquait à ce jardin d’enfants en termes d’expérience était compensé par le respect des valeurs, la clarté de notre mission et la capacité d’identifier notre dieu, celui à qui nous devons notre loyauté.

Propos recueillis à Mexico le 10.nov.03

De quel dieu s’agit-il ?

Du client. Ici, nous voulons tous faire ce que dieu veut. Nous avions préalablement défini un groupe de référence composé très exactement de quatorze segments de population. Nous avons écouté chacun d’entre eux avec méthode et attention, avec l’envie de comprendre leurs priorités. Grâce à cette méthode, nos journalistes ont compris que nous ne sommes pas le centre de l’univers, ni les patrons du processus d’information. Nous sommes les administrateurs d’un processus qui appartient à la communauté. Notre défi est d’être de bons administrateurs de ce processus.

Le premier chapitre du livre de style de El Norte s’intitule « Ethique du journaliste ». Vous en êtes le signataire. La première phrase parle de « responsabilité et d’optimisme ». Que voulez-vous dire ?

Il y a peu de tâches aussi importantes dans le monde actuel que celle qui consiste à offrir à la communauté un portrait de la réalité comme le veut notre profession. Cet acte quotidien apparemment si simple crée une vie démocratique qui ne se limite pas au fait d’aller tous les six ans déposer un bulletin dans l’urne, mais qui englobe le fait de vivre dans une société qui informe et qui est informée. Cela m’enthousiasme et me rend optimiste parce que je sens que cette tâche nous confère une responsabilité, un devoir qui va plus loin encore que certaines libertés individuelles comme la liberté d’expression. Nous sommes les dépositaires du droit qu’a le public d’être en contact avec la réalité.

Quand un journaliste commet une faute dénoncée par votre code, que se passe-t-il ?

Une des caractéristiques uniques de notre journal est que nous comptons sur différents mécanismes internes pour essayer d’éviter les erreurs. Chaque service du journal est doté d’un conseil éditorial composé de gens de l’extérieur. Il se réunit tous les quinze jours avec le chef de section pour discuter de son contenu. C’est une bonne occasion pour examiner ce qui est mal fait. C’est une façon de s’oxygéner, d’être très attentif à tout ce qui pourrait être considéré comme une faute ou de la corruption, et de faire les ajustements internes nécessaires.

Le mois dernier, quatre personnes ont été limogées. C’est peut-être tout simplement parce qu’elles ne se sont pas présentées au travail le lundi. Mais cela se produit aussi quand nous avons des doutes, quand nous suspectons une conduite professionnelle inadéquate.

D’où vient l’idée des conseils éditoriaux ? Qui en fait partie ?

L’idée est née d’une expérience très simple. El Norte est le journal le plus important de Monterrey où il jouit de plus de 90 % de pénétration. Quand je prenais l’ascenseur, je rencontrais souvent des personnes qui me demandaient ce que je pensais de tel ou tel sujet sur lesquels je n’avais pas la moindre idée. Mon avantage compétitif est que je sais que je ne sais pas ; j’en prends acte et j’appuie donc les gens qui savent s’intégrer dans les conseils éditoriaux. Ils ont pour mission d’être aux côtés des responsables de section dans les domaines qui correspondent à leur spécialité.

Cette idée a intéressé le doyen de la faculté de journalisme de l’Université de l’Etat du Michigan. L’un de ses professeurs est venu chez nous puis a enquêté pour savoir si notre système existait ailleurs. A notre grande surprise, nous sommes le seul journal à être doté de tels conseils.

Comment gérez-vous la relation entre publicité et rédaction ?

Dans les années 1970, les journalistes vendaient encore des espaces publicitaires aux annonceurs du secteur qu’ils étaient chargés de couvrir ! Si la chambre de commerce voulait publier une annonce sur un séminaire qu’elle organisait, elle s’adressait directement au journaliste qui recevait une commission. Ce à quoi il faut ajouter la vente de « gacetillas » qui permet au client de faire de la publicité masquée dans le journal. En 1985, j’ai décidé – et cela n’a pas été facile – de séparer radicalement la partie commerciale et la partie journalistique. Les journalistes ont eu la possibilité de choisir : le journalisme à temps complet ou la publicité, mais pas les deux !

Quelle est votre politique en matière de formation des journalistes ?

Nous recrutons de jeunes diplômés d’université que nous formons pendant une période de six semaines au cours de laquelle nous abordons les sujets comme l’éthique, le conflit d’intérêt, la corruption aussi bien que les techniques de base du journalisme. Les membres de la rédaction passent ensuite par une série d’autres cycles éducatifs portant sur les outils technologiques, les capacités managériales, etc. Je me rappelle avoir ingénument demandé au directeur d’un important journal nord-américain comment il formait ses journalistes. Il m’a répondu : « Oh, nous les recevons déjà formés. » Sa réponse m’a éclairé sur les différences entre le premier et le tiers-monde.

Dans quelle mesure l’éthique et la déontologie constituent-elles la base idéologique des journaux du groupe Reforma ?

Pour des raisons familiales, je me suis retrouvé à la tête d’un journal qui avait été lancé par mes arrière-grands-parents. C’est le destin qui m’a confié cette responsabilité et je l’ai abordée « à la Don Quichotte ». A l’époque, je n’ai pas réalisé que certaines des choses que je faisais par idéal avaient également un sens commercial. C’est assez surprenant mais ce que nous avons commencé à faire par principe, nous le faisons maintenant par principe et par stratégie. La loi de l’offre et de la demande fonctionne et même si nous sommes une institution faillible, même si nous commettons des erreurs, les lecteurs se rendent compte que nous nous efforçons de faire un travail professionnel.

Quel a été l’impact sur la classe politique et sur le monde des affaires ?

Au fil des années, les épithètes pour nous situer ont varié. Quand le journal est né, on nous disait proches du président Carlos Salinas, au moment de la guerre du Chiapas, zapatistes, puis « panistes », du nom du parti de l’actuel président Vicente Fox. Notre stratégie est de maintenir une distance saine et respectueuse avec les groupes de pouvoir. Le journalisme missionnaire et le journalisme mercenaire qui existaient dans ce pays ont la vie dure. Nous nous efforçons de pratiquer une troisième voie, celle du journalisme professionnel.

Nous avons opéré dans un contexte de blocages pendant de nombreuses décennies et, pourtant, nous sommes parvenus à passer de la position de numéro deux en province à numéro un dans la capitale (un cas unique, je crois), parce que nous avons su nous adapter.

Pourriez-vous nous parler de votre campagne pour l’accès à l’information et en particulier de « Juan Ciudadano » (Jean Citoyen) ?

Il y a vingt-cinq ans que notre pays a mis en place le droit à l’information contenu dans l’article VI de la Constitution. Dans la réalité, le pouvoir essaie constamment de contrôler les médias. C’est de là qu’est née la figure de Jean Citoyen.

De quoi s’agit-il ?

C’est le nom de plume d’un groupe de personnes soucieuses de préserver le droit à l’information. Jean Citoyen dit : « Vous avez raison. Les journalistes sont méprisables. Il faut les châtier ! Allez-y ! Mais moi, je ne suis pas journaliste, je suis Jean Citoyen et je demande aux autorités de me représenter. J’entends qu’elles m’informent sur ce qu’elles font dans leur tâche de représentation indépendamment des plaintes du gouvernement contre les médias. Donnez-moi l’information en tant que citoyen. Vous n’avez aucune raison de la garder pour vous car je n’ai rien à voir avec les médias. » Grâce à Jean Citoyen, on a pu voir avec beaucoup plus de clarté qu’une démocratie naissante comme la nôtre ne pourra jamais devenir une démocratie mûre si elle n’inclut pas le droit à l’information.

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...