Article publié dans le supplément Science&Techno du Monde daté du 18 février

Selon le professeur Ozgür Uçkan, de l’université Bilgi à Istanbul,  » l’apport principal de la Turquie à l’Internet « répond au nom ironique de  » dictionnaire amer « , ou Eksi Sözlük. Le site compte 36 000 auteurs, plus de 10 millions d’entrées, réunies dans plus de 2,5 millions de topics (ou thèmes). Il attire 7,5 millions de visiteurs uniques chaque mois (pour plus de 30 millions d’internautes turcs). Un énorme succès. Inconnu ailleurs. Le 15 février, ce site vient pourtant de souffler 13 bougies. Grand-père des blogs, de Wikipedia, de Facebook et de Twitter, il est né avant l’Urban Dictionary (6 millions d’entrées), un dictionnaire d’argot créé aussi en 1999.

 » L’idée, c’était de créer un dictionnaire fait par les utilisateurs « , explique son fondateur, Sedat Kapano, 36 ans. Sans révision. Chacun met la définition qu’il veut. Comme dans un dictionnaire, ces définitions reçoivent un numéro mais s’accumulent au point de dépasser la dizaine de milliers, comme c’est le cas avec « amour » ou pour le premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Les plus lues arrivent en tête. En temps réel.

Copié des centaines de fois

 » Ce n’est pas un forum, insiste Sedat. Nous voulons un dialogue d’idées, pas de personnes. Quand un contributeur se retire, idées et conversations demeurent. « 

 » Nous avons plus d’entrées que Wikipedia en anglais, mais la qualité n’est pas comparable « ,reconnaît Sedat. Humour et fausses informations abondent.  » Nous croyons qu’il n’y a pas d’autorité légitime pour décider ce qui doit rester, explique-t-il. Nous pratiquons une administration neutre et sommes l’un des sites turcs les plus importants pour la défense de la liberté d’expression dans ce pays où elle est menacée. « 

Sedat n’est pas passé par l’université, mais il a écrit son premier programme à 10 ans.  » J’ai appris seul, dit-il, j’adore le processus de la création. J’ai des milliers d’idées. Je sais ce qu’on peut faire avec un ordinateur et je connais le potentiel du Net.  » Engagé par Microsoft, il a travaillé à Seattle pendant cinq ans (2005-2009) sans que personne ne s’intéresse à son site. Jusqu’au jour où il s’est rendu compte que la publicité, limitée à une seule annonce par page, rapportait.  » Ça s’est passé alors que je ne m’en occupais que comme d’un hobby. Le site a commencé à rapporter plus d’argent que je n’en gagnais avec mon salaire. J’ai dû prendre une décision. « 

Depuis son retour, on lui demande de plus en plus souvent les adresses IP de gens qui postent anonymement sur son site. On compte donc, dans son bureau, trois développeurs et quatre avocats. Copié des centaines de fois en Turquie, ce  » dictionnaire  » n’a qu’un seul clone à l’étranger, en Azerbaïdjan, pays cousin. Pourquoi pas ailleurs ?

Sedat a reçu des demandes pour d’autres langues, mais il est convaincu que sa formule ne peut pas fonctionner ailleurs.  » Nous voulions nous exprimer et n’avions pas d’espace pour cela. Les lois de la physique ne s’appliquent pas aux médias sociaux. Chaque culture a besoin de sa propre plate-forme. «  Fascinante réponse avec laquelle le professeur Ozgür Uçkan n’est pas d’accord.  » Le format peut être amusant partout « , estime-t-il.

Si la culture des étudiants d’Harvard peut s’imposer dans le monde entier, c’est que soit nous sommes tous des adolescents américains, soit les cultures les plus particulières peuvent éventuellement se répandre.

A condition, sans doute, d’avoir une volonté napoléonienne et les ressources économiques permettant d’y parvenir…

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...