Une innovation indienne : l’excubateur

Mahesh Murthy et Vishal Gondal sont des entrepreneurs indiens installés à Mumbai. Ils se connaissent mais ne travaillent pas ensemble. Sortis de l’université avant la fin de leurs études (dropouts comme Steve Jobs et Bill Gates) ils ont tous deux réussi en affaire en vendant bien leur première startup. Ils s’intéressent maintenant à celles qui surgissent, aident les plus prometteuses. Pour cela ils ont créé, chacun de leur côté, un mécanisme original que Murthy qualifie d’excubateur (outcubator).

« Le Google indien sera Google, et le Facebook indien sera Facebook » avance Murthy. Tant qu’à avoir un moteur de recherche ou un site de réseaux sociaux sur lequel tout le monde se retrouve autant utiliser ceux qui existent déjà et qui marchent.

Mais l’Inde a besoin d’autres services, d’autres startups, et le vrai défi est de trouver comment les aider à surgir d’une façon adaptée à la réalité du pays ? Nous n’avons aucune raison de procéder comme à Silicon Valley m’ont affirmé Gundal et Murthy dans des entrevues séparées.

Vishal Gondal, par exemple, a investi dans DocSuggest, un site pour trouver un médecin dans les plus grandes villes du pays. Il aide les fondateurs à trouver les avocats dont ils ont besoin, ou les connecte aux entreprises ayant réussi. « Ce sont des ingénieurs », m’a-t-il confié le jour de notre entretien, « et ce matin je leur ai fait rencontrer des designers ».

Pour lui, le modèle traditionnel qui consiste à « spray and pray » (arroser et prier), à investir dans cent boîtes en espérant qu’une ou deux d’entre elles sortiront le gros lot ne convient pas à l’Inde. « Je préfère investir dans dix et tout faire pour que huit d’entre elles réussissent. » Il les voit une fois par semaine au moins, répond à leurs appels téléphoniques, les aide à résoudre leurs problèmes à mesure qu’ils se présentent.

Mais pourquoi procéder de façon si artisanale ? « En Inde les marchés ne sont pas mûrs », répond-il, « et ça m’inquiète. Ce qui se fait aux États-Unis en 2 ans en prend 4 ou 5 ici, et le long terme est affaire de 7 ou 10 ans. » Les startups indiennes ayant réussi dans le domaine des technologies de l’information sont encore trop peu nombreuses. Ça manque de modèles et de références. Lui-même a fondéIndiagames (à 18 ans), la plus grosse société indienne de jeux pour mobiles. Présente dans 75 pays, elle vient d’être rachetée par Disney.

Chapitre 4 – La tangente et la jungle

Après avoir réussi à Silicon Valley, Murthy a lancéPinstorm leader dans le domaine du marketing digital intégré. Pour lui le problème de l’Inde c’est de s’être d’abord positionnée comme faisant la même chose qu’en Europe ou aux États-Unis, mais moins cher.

« L’innovation était dans le processus, pas dans le produit », m’a-t-il expliqué. Avec son fond d’investissement, SeedFund.in, il a déjà mis de l’argent dans 13 startups dont RedBus.in qui réunit les horaires des innombrables compagnies de bus indiennes dans une seule base de données.

Un service précieux pour qui veut se rendre d’un bout du pays à l’autre et n’a pas les moyens de prendre l’avion.

« Jeter des masses d’argent ne peut pas démêler les problèmes des startups indiennes », estime-t-il. « C’est pour ça que je ne vois pas d’entreprise américaine réussissant ici. Il y a des problèmes uniques à l’Inde et c’est ceux-là qu’il faut résoudre. Ça prend du temps. »

Quand je lui pose la question de l’efficacité de son modèle il me répond : « C’est dans mon bureau que je suis efficace. Quant à eux c’est presque toujours meilleur marché de les faire travailler chez eux et d’aller les voir une fois par semaine ou de les faire venir. Nous n’avons pas encore assez de success stories, pas encore assez de mentors. » C’est pour ça qu’il procède – comme Gondal – de cette façon qu’il a baptisée « outcubator ».

Le fonds de Gondal s’appelle Sweat and Blood, de la sueur et du sang, « ce qu’il faut pour réussir », explique-t-il. « J’apporte mon écosystème dans une sorte d’incubateur qui me permet de grandir (scale) à ma façon, de m’adapter aux multiples cultures de l’Inde où le dicton selon lequel « la culture mange la stratégie au petit déjeuner » s’applique parfaitement. »

Et l’avenir lui semble radieux. « Silicon Valley reste l’endroit où on peut grandir dix fois en un rien de temps », dit Gondal. Mais l’entreprise indienne qui réussira vaudra un jour mille milliards. Nous sommes 1,2 milliards. Facebook a 900 millions d’utilisateurs. Ils ne sont pas si grands que ça. De la même façon que l’évaluation de Facebook à 100 milliards de dollars a été considérée comme incroyable, celle de l’entreprise indienne qui réussira sera elle aussi jugée incroyable ».

[Écrit en mai 2012]

Les histoires de Gondal et de Mahesh Murthy illustrent parfaitement la constatation généralisée selon laquelle les success stories sont indispensables à la naissance d’un écosystème innovant. Mais si l’auto-organisation est la preuve d’un démarrage, encore faut-il savoir comment la rendre possible.

Pour une révolution entrepreneuriale

« Les gouvernements du monde entier reconnaissent que l’entrepreneuriat peut transformer leurs économies. Mais la plupart de leurs efforts pour susciter la création d’entreprises sont gaspillées à essayer de réaliser l’impossible en créant une autre Silicon Valley », ainsi commence un article qui a fait beaucoup de bruit en 2010.

Publié dans la Harvard Business Review sous le titreHow to Start an Entrepreneurial Revolution (Comment démarrer une révolution entrepreneuriale), il était écrit par Daniel Isenberg, professeur de management au Babson College de Wellesley (près de Boston) une des meilleures écoles pour la formation des entrepreneurs.

S’appuyant, comme je le fais, sur ce qui se passe « ailleurs » dans le monde, Isenberg donne une recette en 9 ingrédients pour créer un écosystème entrepreneurial qui fonctionne. Tout en reconnaissant le rôle des gouvernements, il leur reproche de s’en tenir généralement à un ou deux de ces ingrédients alors qu’il faut une approche « holistique » qui les intègre tous.

Ses recettes, qu’il donne comme un médecin (puisqu’il parle de « prescription » ou ordonnance) se penchant sur le sort des malades que nous sommes tous, méritent d’être rappelées.

Il conseille d’abord d’arrêter d’imiter Silicon Valley et de former l’écosystème en s’appuyant sur les conditions locales. Il est indispensable de faire participer le secteur privé dès le début avec de grosses boîtes ayant réussi et les startups ayant le plus gros potentiel possible. Tout miser sur la constitution de clusters serait une erreur mais il faut les aider à croître de façon organique. Enfin il est indispensable de réformer les dispositifs légaux, bureaucratiques et réglementaires. Mais une des dispositions les plus importantes est de « s’attaquer aux changements culturels bille en tête » (Tackle cultural change head-on).

Il donne trois raisons pour ne pas copier Silicon Valley :

  • la première est que, paradoxalement, si elle voulait se copier elle-même ça ne donnerait rien de bon. Son écosystème a évolué dans le contexte « d’un ensemble unique de circonstances » – parmi lesquelles « la chance » (pure luck) – qui ont donné lieu à « une évolution chaotique qui défie toute détermination définitive des causes et des effets » ;
  • à cela il faut ajouter l’incroyable accumulation d’expertise technologique disponible localement. Ça demande des générations d’investissement dans l’éducation ;
  • troisième point, essentiel à mes yeux : une grande partie du dynamisme de la région vient de sa capacité à attirer des talents formés ailleurs. Pour reprendre un terme de Gordon Moore, un des fondateurs d’Intel : son succès tient plus encore aux « transplantations » qu’à la naissance de jeunes pousses locales.

S’appuyant sur l’évolution rapide du Chili et de l’Irlande, dans lesquels les entrepreneurs n’étaient pas particulièrement bien vus, Isenberg insiste sur le fait que l’attitude a changé en une génération. Au Chili, par exemple ou la norme consistait à devenir employé et où la peur du risque faisait des ravages, « tous les jeunes veulent devenir entrepreneurs aujourd’hui ».

Mystérieux, l’intitulé du point 7 — qui suggère « d’insister sur les racines » — contient une suggestion importante : ne pas trop faciliter les choses pour les startups, ne pas leur rendre l’argent trop facile à trouver. Il faut être sûr que les entrepreneurs « développent ténacité et ingéniosité » et l’expérience montre que les environnements hostiles poussent à l’innovation.

En conclusion Isenberg ajoute deux conseils précieux : ignorer les relations entre ces différents points peut avoir des effets négatifs. Par exemple, encourager l’esprit d’entreprise chez les jeunes et ne pas créer le cadre voulu peut les pousser à s’expatrier. Mais surtout, les transformations envisagées sont si fondamentales et le contexte si incertain qu’il faut multiplier tests et essais et partager les enseignements qu’on en tire avec ceux d’autres dans le monde « quelque chose qui n’arrive pas assez souvent ».

[Écrit en août 2013]

Nous avons donc maintenant, outre les multiples exemples de gens qui œuvrent à l’émergence d’écosystèmes innovants, un début de réflexion sur comment faire. Mais le non-dit de ces histoires et qu’elles partent toujours d’une conception issue de ce qui a fait ses preuves dans la production industrielle et commerciale : le choix d’un objectif et la mise en œuvre des ressources pour l’attendre. Pour innover il faut procéder différemment.

La tangente comme méthode

En matière d’innovation, il y a d’abord les lignes droites… qui sont trompeuses, voir paradoxales. Les suivre dans le sens que recommande la logique est rarement une bonne piste.

Créer une direction de l’innovation semble faire partie des décisions raisonnables. Elle conduit trop souvent à lui laisser la responsabilité d’une attitude qui devrait régner dans toute l’entreprise. Plus grave, ça n’est pas essentiellement, pas seulement, une affaire d’invention, c’est à dire de technologie. Cela concerne ou devrait concerner tout autant le marketing ou le modèle de revenus. Tout le monde et tous les secteurs.

Le plus provocateur est sans doute le fait qu’il faut tolérer l’échec, voir l’encourager. C’est là que réside l’avantage compétitif le plus difficile à copier de Silicon Valley, la caractéristique la plus originale, la plus propre à sa culture. Tout le monde peut s’en inspirer pourtant en participant à une FailCon (pour TheFailureConference) et se « préparer au succès » en partageant ses erreurs avec d’autres. Il commence à y en avoir un peu partout dans le monde.

Grey Advertising de New York va plus loin et décerne à l’un ou l’une de ses employés un « heroic failure award » un prix de l’échec héroïque. Qui n’échoue pas n’a pas tenté d’aller assez loin.

On m’a même rapporté une anecdote invérifiable mais bien trouvée, celle d’un brillant produit de nos grandes écoles, major ou dans la botte de plusieurs d’entre elles qui, cherchant un travail aux États-Unis, se serait vu renvoyer à ses dossiers confortables parce que, n’ayant jamais échoué, il avait encore beaucoup à apprendre du monde réel, de celui de l’entreprise.

Et puis il y a les tangentes.

  • la première est la notion de sérendipité : un peu comme le veau Marengo, un nombre incommensurable d’innovations sont le fruit du hasard ou des circonstances. Autant dire qu’on les trouve par accident ou en cherchant autre chose. Trop peu de gens connaissent la notion en France. Nous en sommes encore au cartésianisme de base et ce genre de process nous est impensable ;
  • la seconde est fournie par un délicieux économiste britannique du nom de John Kay pour qui l’obliquité est une valeur de premier plan. Les chemins indirects, voir détournés, sont souvent les meilleurs. Les entreprises les plus motivées par le profit ne sont pas nécessairement les plus profitables. Les individus les plus obsédés par le bonheur ne sont pas forcément les plus heureux. Tout ceci parce que nous vivons dans un monde complexe et plein d’incertitudes dans lequel ce qui semble clair peut être une illusion, éventuellement dangereuse. Les instructions longuement pensées ne donnent que rarement les résultats voulus. Flexibilité et détours sont préférables ;
  • la troisième est la résilience. Plutôt que de lutter pour éviter une catastrophe à tout prix ou se protéger contre toutes les éventualités – ce qui est souvent illusoire comme dans le cas des cyclones -, il est préférable de se préparer à redémarrer vite après le déluge, comme après l’échec. Une notion clé pour les entreprises et en particulier pour l’innovation. Celle-ci dépend en bonne partie de tests et d’expériences pour lesquelles on doit engager des ressources. Plutôt que de ne pas s’y lancer, comme le conseil la prudence, la meilleure solution semble d’y aller avec conviction. Ce que l’on fait d’autant plus facilement que l’on est prêt à redémarrer en cas d’échec. Accenture vient de nous montrer que « la peur du risque est une stratégie périlleuse ». Une certaine sagesse entrepreneuriale américaine permet d’éviter cet écueil en offrant une sorte d’art de l’échec dans lequel il est conseillé d’échouer « tôt, vite, pour pas cher et souvent ».

Fondateur de General Electrics, inventeur de l’ampoule électrique, détenteur de 1 093 brevets, Thomas Edison a dit un jour de ses tâtonnements : « Je n’ai pas échoué, j’ai trouvé 10 000 solutions qui ne marchaient pas. » Une bonne phrase à avoir en tête pour repartir d’un bon pied quand on s’est mis dans un trou noir.

[Écrit en juin 2013]

L’acceptation de l’échec, sa gestion en quelque sorte, fais donc partie du savoir faire des innovateurs. Elle ne suffit pas. Ils doivent aussi apprendre à naviguer entre de multiples temporalités aux emboîtements complexes et qui varient d’un lieu, d’une ville, d’un pays, d’une culture à l’autre.

Innovation : le challenge des temps

Le rapport au temps est peut-être ce qui sépare le plus Silicon Valley de ce que je vois dans mon tour du monde. En Californie tout le système repose, pour de bonnes raisons économiques, sur la vitesse de conception, d’exécution, de « stratégie de sortie » (le rachat ou l’entrée en bourse). C’est intégré dans le développement des applications avec la notion de « version bêta » qui consiste à mettre un produit sur le marché avant qu’il soit prêt, puis à l’améliorer grâce aux réactions des usagers.

Du Brésil à l’Inde, la chanson est toute autre. A Recife, Silvio Meira, professeur d’informatique qui a joué un rôle essentiel dans le développement de la ville en troisième pôle technologique de son pays (derrière São Paulo et Rio De Janeiro) m’a déclaré : « Il a fallu 30 ans à Silicon Valley pour s’affirmer. L’Inde travaille au développement de Bangalore depuis les années 70. Ça n’arrive pas d’un coup de baguette magique. Il faut former des dizaines de milliers d’ingénieurs, apprendre à exécuter systématiquement. » Et, toujours, il faut encourager, voire réveiller l’esprit d’entreprise.

A Djakarta, en Indonésie, Rama Mamuaya, fondateur du site d’information DailySocial.net, m’a fait visiter l’incubateur Merah Putih en m’expliquant que les startups y restaient longtemps, un an et demi ou plus.

« La plupart sont fondées par des gens très jeunes sans expériences des affaires, comme moi. Le but est de nous établir comme entreprise stable. On ne peut pas fixer de limite de temps pour cela. »

A Mumbai, en Inde, Vishal Gondal, un des deux entrepreneurs de Mumbai devenus investisseurs par excubateurss interposés dont je parle plus haut, a lui aussi étudié l’histoire de Silicon Valley et constatait qu’il fallait quelques décennies pour en arriver là. La dynamique ne s’enclenche qu’après qu’une startup ou deux aient connu un tel succès, que plein de jeunes ont envie de se lancer dans l’aventure… et que le processus se soit répété des milliers de fois.

Une idée que reprend Poyni Baht, directrice de SINE, incubateur de l’Indian Institute of Technology-Bombay créé en 1999. « Nous manquons d’exemples (role models) », m’a-t-elle expliqué. « Nous n’avons pas encore assez d’entrepreneurs ayant réussi pour alimenter une communauté. L’expertise est limitée. L’échec est encore tabou. C’est une question d’écosystème. »

Quant à Mahesh Samat ancien directeur de Disney pour l’Inde, il est convaincu que « les marchés émergents ne croîtront pas du jour au lendemain.

Il n’en a été ainsi ni aux États-Unis ni en Europe. Ils suivront une courbe normale. La croissance rapide est une exception ».

L’argent n’est pas vraiment le problème. Il y en a partout, mais ceux qui le détiennent ne sont pas habitués aux risques et se méfient de l’intangible économie de la connaissance. Ils préfèrent « en donner à un fils idiot plutôt qu’a un inconnu qui le mérite », m’a déclaré l’entrepreneur et investisseur de Mumbai, Mahesh Murthy, issu lui-même d’une famille de brahmanes. Tout ça changera mais il faut attendre l’arrivée des natifs digitaux des familles riches.

Deux leçons se dégagent de l’importance du temps dans le développement de l’innovation dans le monde. La première est que la volonté d’aller vite peut être un piège (aussi bien pour certains locaux soucieux d’imiter Silicon Valley que pour les investisseurs étrangers impatients d’appliquer leur modèle ailleurs).

La seconde est que notre monde est peut être plat mais sûrement pas lisse. Polychrone, il fonctionne à plusieurs vitesses à la fois. L’innovation a besoin d’argent, d’organisation, de développements liquides et de vitesse d’exécution et, pour avancer, elle met en cause des comportements des héritages qui bougent… à la vitesse du magma.

Mais, ne nous trompons pas. La vraie constante, derrière ces temps multiples, est que ça bouillonne partout.

[Écrit en mai 2012]

Bouillonnement, effervescence, prolifération, c’est bien ce que j’ai trouvé partout dans mon tour du monde de l’innovation. L’énorme problème que ça pose est qu’il s’agit d’un type de dynamiques particulièrement difficiles à accepter par les grosses entreprises sérieuses et soucieuses de rendements autant que par les États. Restait à trouver la bonne métaphore.

Rainforest : les ingrédients et la recette

Provocateur, le titre — Rainforest : The Secret to Building the Next Silicon Valley –m’a tout de suite accroché. Je ne crois pas qu’on puisse, ni même qu’il soit bon d’essayer de créer des Silicon Valleys. Mais la métaphore consistant à choisir la forêt tropicale comme représentation de l’univers des startups de Californie m’est apparue comme riche en possibilités.

Pour les auteurs, Victor Hwang et Greg Horowitt le modèle de production qui domine aujourd’hui est, de multiples façons, issu de l’agriculture. Il « est axé sur le contrôle de systèmes complexes en utilisant les derniers outils techniques pour finement calibrer exactitude, précision et productivité. Plus le degré de contrôle est élevé, meilleur est le rendement. »

Ça a donné de bons résultats à l’ère industrielle, mais l’innovation est une autre paire de manches et ne saurait être abordée de la même façon. D’où cette idée fondamentale « En revanche, lorsque nous pensons à des systèmes d’innovation, la plus grande productivité provient d’environnements qui ne ressemblent pas à des terres agricoles, mais à des forêts tropicales. Dans la nature, la forêt tropicale fonctionne non à cause de la simple présence de carbone brut, d’azote, d’hydrogène et des atomes d’oxygène. Elle prospère en raison de la manière dont ces éléments se mélangent pour créer une flore et une faune nouvelles et inattendues. »

Les forêts tropicales naturelles ne prédéterminent pas l’évolution précise de chaque espèce, « elles fournissent le bon réglage pour favoriser leur évolution fortuite. Le modèle de Rainforest que nous proposons dans ce livre est similaire. Quand nous pensons à des systèmes d’innovation, nous ne devons pas essayer de forcer la création d’innovations individuelles, mais nous devons essayer de concevoir et de façonner un environnement adéquat qui entretient et permet à de telles innovations de naître et de prospérer ».

Dit autrement, la production agricole dépend de plantes que les fermes sont aptes à produire et à domestiquer. Mais l’innovation naît des herbes folles, sauvages (weeds), qui poussent dans la forêt tropicale. Intéressant paradoxe sur lequel buttent tous ceux qui veulent créer des Silicon Valleys.

L’intérêt de cette riche métaphore est qu’elle permet aux auteurs de proposer une explication simple à l’échec de telles tentatives : ceux qui s’y sont essayé se contentent en général de réunir les éléments – universités, capital, entrepreneurs – alors que ce qui compte est la façon de les assembler. « Pour expliquer les différences entre les systèmes hautement productifs comme la Silicon Valley et la plupart des autres endroits dans le monde, ce qui est le plus important n’est pas les ingrédients de la production économique, mais la recette : comment les ingrédients sont combinés », lit-on.

Autre avantage considérable des forêts tropicales et de ce type de modèle, il s’agit d’environnements qui « encouragent des gens déconnectés à s’auto-organiser en formes de vie biologique supérieure ». Pour Hwang et Horowitt, « le modèle de la forêt tropicale est plus qu’une simple métaphore. Les écosystèmes d’innovation de sont mas simplement comme des systèmes biologiques; ils sont des systèmes biologiques. »

Mais, attention, dans ces systèmes les particules sont des humains. Il en résulte bien évidemment qu’il ne suffit pas de réunir scientifiques, financiers et entrepreneurs, de créer des conditions légales attrayantes : « pour construire unerainforest nous devons transformer la culture. »

L’introduction du concept de rainforest et son opposition au modèle agricole des business traditionnels s’accompagne de considérations plus précises, parfois très concrètes. J’en retiendrai quatre qui permettent d’enrichir le cadre de mes observations sur le terrain :

  1. Sérendipité organisée – Définie comme « accident heureux » par Victor Hwang au cours d’une entrevue, la sérendipité ne peut pas être créée. Mais il est possible de mettre en place des mécanismes qui la favorisent. Ce qu’ils appellent « engineered serendipity ». Un ensemble dans lequel les notions d’obliquité et de résilience peuvent jouer un rôle complémentaire de premier ordre.
  2. Passeurs de frontière – Hwang et Horowitt accordent la plus grande importance aux gens qui se déplacent qu’ils regroupent sous le terme « diaspora » quelles que soient leurs raisons. « Nous entendons diaspora dans le sens le plus large, comme dans – passeurs de frontières – les personnes qui ont quitté un groupe pour rejoindre une autre. » Qu’il s’agisse de pays, d’entreprises, d’écoles ou d’équipes de travail ceux qui comptent sont ceux qui en changent. Ces passeurs ont de multiples vertus. Ils peuvent simultanément « servir de modèles, de traducteurs culturels et de canaux de confiance pour les relations transfrontalières. Ils peuvent traduire les normes sociales entre différentes cultures. Ils peuvent « parler » la langue culturelle des gens tant à l’intérieur qu’à l’extérieur d’un réseau. » Partout ils contribuent à la création de forêts tropicales.
  3. Réassemblage créatif – Marquant quelques distances avec les conseils traditionnels (y compris Schumpeter) sur l’innovation et la bonne façon d’entreprendre, les auteurs estiment que « La destruction créative à elle seule n’est pas suffisante. Le réassemblage créatif est bien plus important : la capacité des humains de combiner et recombiner dans des schémas d’efficacité et de productivité toujours croissantes.
  4. Pay forward belle idée très difficile à traduire. Rembourser en anglais se dit « pay back ». L’idée – qui vient de la littérature grecque puis américaine – consiste à donner quelque chose sans attendre ni demander d’être remboursé mais plutôt de « transbourser » (mot que j’invente pour l’occasion et dont Google ne connaît aucune itération). Le bénéficiaire ne sert ainsi que de relai à des dons qui circulent dans la société. Une autre manière d’en rendre compte serait de parler de « paiement (ou don) ricochet ». Une attitude qui demande, implique et crée de la confiance. Selon nos auteurs elle s’est installée en Californie en partie en raison de la migration au travers des États-Unis au XIXème siècle et notamment le fait de devoir faire confiance aux autres membres du convoi alors même, qu’au départ en tous cas on ne les connaît pas.

[Écrit (et lu) en août 2013]

Mais la confiance, le mot magique qui permet d’agir de conserve avec des gens qu’on connaît peu ou mal et sans lequel il n’y a pas de communauté, n’est pas le seul apanage de Silicon Valley. Elle peut naître ailleurs, dans d’autres conditions, avec d’autres recettes.

A Recife, création d’emplois, innovation, design

Parc technologique installé au cœur historique d’une des plus vieilles villes des Amériques, lePorto Digital a fait de Recife dans le nord-est du Brésil, le troisième pôle TIC du pays derrière São Paulo et Rio de Janeiro.

Fruit d’une initiative prise en 1996 par un groupe de professeurs d’informatique qui en avaient assez de voir leurs élèves s’en aller aux quatre coins du pays et du monde il se heurte maintenant aux défis de l’accélération digitale et doit répondre à la difficile question de la génération d’innovations « de niveau mondial ».

Les professeurs en question enseignaient à l’Université Fédérale de Pernambouco (l’état dont Recife est la capitale) et formaient d’excellents ingénieurs qui avaient bien du mal à trouver du travail sur place. Ceux qui s’animaient à lancer leur propre boîte étaient vite rachetés et intégrés ailleurs.

Lassés de les perdre ils ont d’abord créé, en 1996, CESAR (Centre d’Études et Systèmes Avancés de Recife) – une institution privée – pour changer la dynamique entre l’université et les entreprises. Convaincu par leur succès, le gouverneur a décidé en 2000 de créer un pôle de développement de logiciels – Porto Digital – qui a bénéficié du soutien local, régional et fédéral.

Le plus surprenant dans cette décision fût d’installer le pôle en question dans le centre historique de la ville, une île rongée par le soleil, la mer et l’abandon. Membre du groupe initial et, aujourd’hui, président du conseil exécutif de CESAR, Silvio Meira voulait le créer du côté de l’université que la dictature militaire avait soigneusement située loin du centre. Mais Claudio Marinho, alors responsable de la technologie pour le Pernambouco, s’est battu pour en faire un élément de rénovation urbaine. Il a emporté le morceau lorsqu’au bout de plusieurs mois de discussion Meira a été incapable de lui signaler un seul restaurant décent près de l’université. La classe créative a besoin de ses aises.

Bilan positif: le Porto Digital regroupe 200 entreprises qui emploient 6 500 personnes. Les développeurs restent. Les grosses boîtes s’installent, d’Accenture à Nokia. Mais passer de la création d’emplois à l’innovation demande de nombreux sauts qualitatifs.

Porto Digital parie sur « l’industrie créative », des jeux à l’art digital en passant par le cinéma et la publicité, sans oublier les médias. Le CESAR met l’accent sur la R&D et développe ses « Labs » (systèmes embarqués et télévision digitale notamment) et un programme centré sur le processus d’innovation.

Silvio Meira, lui, se lance dans l’approche « design », notamment des modèles d’affaire. Pas parce que c’est à la mode. Meira m’avait raconté en 2011 que les gens de Silicon Valley se trompent quand ils misent leur avenir là-dessus alors qu’ils externalisent la production. « C’est du « brainware » [du jus de crâne en quelque sorte] et les cerveaux brésiliens sont aussi bons que les autres » m’avait-il dit. C’est moins cher que le développement d’une industrie automobile.

« Nous allons essayer de créer des entreprises de niveau mondial avec des algorithmes qui tiennent la route au niveau global », explique-t-il aujourd’hui. « Mais ceux de Skype, de Google ou de Facebook sont inatteignables pour les institutions d’enseignement de la plupart des pays du monde. » Il faut des dizaines d’années pour y parvenir.

Reste le design qu’il voit comme un processus en quatre couches. Les trois premières sont connues de tout le monde: connaissance (résultat de l’éducation), entrepreneuriat et investissements. A cela il ajoute la notion de « compréhension de la complexité des problèmes de portée mondiale et la capacité de mettre en place des réponses ». C’est encore un peu abstrait mais personne ne peut dire que cette porte ne peut ni ne doit être ouverte. A Recife comme ailleurs.

CESAR, puis Porto Digital sont nés d’une communauté de professeurs et de jeunes ingénieurs et entrepreneurs impatients. Le plus surprenant, peut-être est leur capacité à tenir la distance et le temps. Ils y sont parvenus en s’ouvrant et en se transformant dans une agrégation plus grande aux liens plus souples mais où règne cet état d’esprit si curieux que l’on peut résumer (partiellement) dans la notion de coopétition. La lutte-association entre startups concurrentes mais prêtes aussi à collaborer. Comme à Silicon Valley.

[Écrit en mars 2012]

Cette tension saine entre rivalité et entraide est peut-être ce qui caractérise le mieux la soupe originale dont peuvent naître les startups capables de réussir. Elle est propre aux communautés dynamiques mais n’émerge que dans certains types de lieux.

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...