Responsable de la technologie de la ville de Barcelone entre juillet 2011 et juin 2015, Manel Sanromá était aux meilleures loges pour, selon ses termes, « apprendre énormément de choses sur ces animaux fascinants que sont les villes ». Je l’ai interviewé le 15 juin, le jour même où la nouvelle équipe municipale – issue du mouvement des indignés et dirigée par Ada Colau – s’installait à la mairie. Il fait part aux lecteurs du Monde les principaux enseignements qu’il a tiré de ces quatre ans passés « à mettre Barcelone en bonne position dans le monde des technologies appliquées aux villes ».

Par Francis Pisani

Q – Quel rôle jouent les villes aujourd’hui ?

MS – Elles vont jouer un rôle plus important dans la gestion de tout ce qui est public. Les problèmes de l’espèce doivent se régler au niveau planétaire, mais tout le reste doit être abordé au niveau des villes qui peuvent agir plus efficacement que les États. Il faudra une dévolution du pouvoir et ce sera le travail de toute une génération.

Q – Cela ne vous met-il pas en contradiction avec les indépendantistes catalans?

MS – Ça me met en contradiction avec moi-même. Je suis indépendantiste. Mais avant que les États ne disparaissent j’aimerais bien en avoir un. Pas parce que je crois qu’ils sont le futur. Juste en attendant qu’il arrive.

Q – Que pensez-vous des Français qui demandent des villes « durables » ?

MS – Parler de ville durable est un pléonasme. Les villes ça dure. Elles sont l’espace naturel de l’activité humaine. Paris sera encore là dans 500 ans même si la France n’existe plus.

Q – En quoi Barcelone est-elle une ville intelligente ?

MS – Il n’y a pas de ville intelligente. Les personnes et les communautés le sont. Barcelone a construit une ville à la mesure de l’homme et a utilisé la technologie pour donner de la puissance à cette intelligence humaine. La société barcelonaise a toujours su se réinventer. C’est ce que nous avons essayé de faire en mettant l’accent sur les opportunités économiques et en trouvant un sens dans l’ouverture sur d’autres villes. Le futur se trouve dans la compétition et la collaboration mondiale.

Q – Barcelone peut-elle servir de modèle ?

MS – Peut-être pour un certain type de ville qui ne sont pas de grandes métropoles et dont le fort n’est pas constitué par la culture ou les richesses naturelles. Il n’y a pas de modèle unique mais il n’y en a pas non plus des milliers.

Notre niveau c’est celui des villes entre 300.000 et 3 millions d’habitants. Barcelone joue dans la ligue des grandes villes mais ne peut pas entrer en compétition avec elles. Elle peut collaborer, suggérer et concourir dans certains domaines.

Q – Quel bilan tirez-vous de votre expérience comme responsable des technologies de la ville ?

MS – Je viens de passer les quatre années les plus passionnantes de ma vie. Nous avons introduit la technologie dans le débat politique et contribué à ce que les gens cessent de la voir seulement comme un produit (commodity, en anglais), comme un service (utility en anglais). La technologie c’est de la culture. Nous sommes humains parce que nous utilisons des outils pour fabriquer d’autres outils. Et, ce faisant, nous socialisons.

Q – En quoi avez-vous échoué ?

MS – En ce que nous n’avons pas su générer de consensus politique autour de ces questions. Elles ne se sont pas retrouvées au centre des dernières élections, peut-être parce que nous avions plutôt bien réussi. Mais l’idée que les villes sont chaque jour plus importantes est transversale.

Je tiens à préciser que le terme « smart city » ne me plaît pas du tout. C’est comme le nom de ma femme – Piedad (piété)– et pourtant je l’adore.

Q- Quel doit être le rôle des grandes entreprises technologiques dans la ville intelligente ?

MS – Elles sont nécessaires et nous ne pouvons pas leur reprocher de dire que le big data est la solution. Mais elles ne doivent pas décider. C’est l’absence des villes qui leur donne un rôle trop important. C’est à nous de savoir ce que nous voulons faire, ce dont nous avons besoin. Nous devons être présents dans la discussion avec une idéologie et une stratégie propre, avec un discours politique pour la ville.

Et n’oublions pas : dans 50 ans Barcelone sera toujours là. Ça n’est pas nécessairement le cas de Google, Cisco, IBM, ou Microsoft.

Q – Quel rôle doit jouer la société civile, la participation citoyenne ?

MS – Fondamental. C’est quelque chose que nous n’avons pas su bien faire. La nouvelle municipalité pourra compter sur un grand espace de participation citoyenne non liée à la technologie. Pour nous c’était le contraire et c’est une erreur.

La participation est ce qui doit changer. C’est beaucoup plus qu’un referendum ou une consultation. Ça implique une modification de la façon de gouverner. Le papier nous a donné les administrations d’aujourd’hui. Le web permet de simplifier, coordonner, interagir, faciliter.

Nous ne devons pas oublier le rôle transformateur de la technologie. J’espère qu’on continuera à opérer à l’intérieur de la même logique politique. Non pas celle qu’on écrit avec le « p » de partis, celle qui s’ouvre avec le « P » de polis.

Photo Universitat Pompeu Fabra

Cet article a été publié par Le Monde le 16 juin 2015.

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...