Les petites villes servent-elles encore à quelque chose ? Cette terrible question vient d’être posée par Paul Krugman, prix Nobel et chroniqueur vedette du New York Times. Il suit un raisonnement que nous ne saurions ignorer ne serait-ce que pour mieux en combattre les implications.

Le texte en question est une sorte de commentaire à un article d’Emily Badger dans le même quotidien, sur l’évolution des petites villes aux États-Unis. Prenant, entre autres, l’exemple de San Francisco, elle montre comment le développement économique de la ville antérieur à l’émergence de la Silicon Valley, s’est fait sur la construction de bateaux militaires. Pour y parvenir elle travaillait en relation avec d’autres villes situées un peu partout dans le reste du pays et les faisait ainsi bénéficier de sa prospérité.

 

L’économie du savoir et les relations interurbaines

Mais aujourd’hui Google et Facebook sont utilisés par la plupart des Américains sans que leur développement ne leur profite directement. Apple, qui fabrique des objets, les fait produire ailleurs. Le résultat est donc le même. Et San Francisco, comme New York, ont plus besoin de relations avec Shenzhen ou Londres qu’avec Tacoma, dans l’état de Washington ou de Detroit dans le Michigan. Après s’être nourries de relations avec des petites villes de l’intérieur elles prospèrent d’autant plus qu’elles sont mieux connectées à d’autres villes globales distribuées un peu partout sur la planète affirme la sociologue Saskia Sassen.

Et tout indique qu’il n’y a pas de retour en arrière pensable dans la mesure où, comme l’explique un membre du Conseil de Chicago sur les affaires globales (une ville touchée par cette évolution) « l’économie qui a soutenu les relations antérieures a disparu et ne montre aucun signe de devoir revenir ».

 

A quoi servent les villes en fait ?

Cela tient à ce qu’on appelle « l’effet d’agglomération » à savoir les économies de transport que l’on réalise quand les entreprises de production industrielle sont proches les unes des autres. La réduction de ces coûts sur les très longs trajets contribue à ce qu’ils pèsent moins sur le choix des lieux de production des marchandises.

Dans les villes qui fonctionnent sur une économie de la connaissance « le savoir se construit sur ce que nous apprenons des gens qui nous entourent » explique Edouard Glaeser professeur à l’Université de Harvard et auteur du livre Le triomphe de la cité. Ce que les villes contribuent encore à réduire c’est le temps qu’il faut pour déplacer les gens, un temps qui vaut d’autant plus cher que ces derniers deviennent plus productifs : « Même si les changements dans la technologie des transports permettent de situer la production de biens partout dans le monde, il y aura toujours un avantage des clusters qui minimisent les coûts de déplacement des personnes à travers l’espace ».

L’effet d’agglomération est donc plus fort dans l’économie du savoir ce qui explique l’importance des grandes urbanisations. C’est en raison des mêmes économies de temps que plus une métropole est directement connectée par avion à d’autres métropoles dans le monde plus elle se développe et grandit. Un raisonnement qui s’applique à la croissance des villes dans la plupart des pays passés à une domination de l’économie du savoir.

 

Les petites villes perdent du pouvoir

Revenons maintenant aux « petites villes ». Quelle que soit la taille envisagée (elle varie selon les pays) elles ont du mal à bénéficier du dynamisme des métropoles. Le problème n’est pas qu’économique. Selon Greg Spencer, un chercheur de l’Université de Toronto cité par Emily Badger, « non seulement elles perdent leur pouvoir, elles perdent aussi leurs connections aux centres de pouvoir » que sont les métropoles.

Rien de tout cela n’est rassurant mais, du moins, sommes-nous devant un début d’explication qui semble logique.

Pas si vite dit Krugman qui précise que les idées qu’il avance « sont différentes de celles de Badger mais pas nécessairement contradictoires ». Pour lui les villes ont commencé à jouer un rôle important dans l’économie agricole d’antan en saupoudrant le territoire de points de rencontres pour agriculteurs dispersés.

 

« Processus aléatoire »

Le rôle industriel que certaines ont pu jouer par la suite est souvent le fait du hasard. Ainsi Rochester dans l’état de New York a commencé à se développer comme pépinière en profitant des voies d’eau de la région. Mais elle doit d’être devenue le siège de Kodak puis de Xerox au fait qu’un immigrant allemand s’y est installé en 1853 pour y fabriquer des monocles la transformant ainsi en un endroit où l’on trouvait des compétences utiles en optique.

En fait « si vous prenez assez de distance, il est logique d’envisager le destin des villes comme un processus aléatoire de victoires et d’échecs dans lequel les petites villes sont confrontées à une probabilité relativement élevée de subir la ruine du joueur ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Que, selon la théorie des jeux, un joueur qui disposerait d’un nombre fini de jetons (comme une petite ville dispose d’un nombre limité de ressources) et jouerait indéfiniment contre un autre disposant de réserves sans limites (ou, en tous cas, beaucoup plus grandes, comme une métropole globale) est assuré de finir ruiné.

 

« Contingence historique »

En clair : « Dans l’économie moderne, qui s’est détachée de la terre, toute petite ville particulière n’existe que grâce à une contingence historique qui perd tôt ou tard sa pertinence ». Une telle évolution dépend assez peu en fait de la globalisation qui n’a fait qu’accélérer, peut-être, le mouvement, ajoute-t-il.

Tout le problème est que cette « contingence historique » est faite de multiples petites histoires humaines, d’identité territoriale, de tissu social infiniment imbriqué.

Krugman est bien conscient – il se situe lui-même du côté du libéralisme social et moderne – des problèmes que cela pose : « Il y a sans doute des coûts sociaux impliqués dans l’implosion des petites villes, de sorte qu’il y a un intérêt pour les politiques de développement régional qui essaient de préserver leur viabilité. Mais ça va être une lutte difficile ».

 

Un double drame social

L’urbanisation croissante et accélérée nous pose donc deux énormes problèmes sociaux : elles enlèvent aux petites villes une bonne partie de leur raison d’être et de leurs ressources pour prospérer alors qu’en même temps elles créent de l’écart social en leur propre sein (et le rendent plus perceptible).

En clair, les petites villes n’ont plus, selon les études mentionnées par Emily Badger et le raisonnement de Paul Krugman, de raisons d’être économiquement parlant. C’est sans doute cela qu’il faut comprendre si nous voulons préserver ce qu’elles représentent en termes de qualité de vie.

Dans une courte vidéo publiée par Le Monde, Michel Lussault, directeur de l’École urbaine de Lyon et Nadine Cattan, chercheuse au CNRS, montrent bien que les villes de moindre taille peuvent avoir un avenir si elles développent des projets propres et savent engager de nouveaux types de relations avec les métropoles. Elles peuvent donc « s’inventer un avenir ». Pour cela, elles ne sont pas tenues d’agir en tenant seulement compte de ce que disent les économistes. Elles ne sauraient, pour autant, ignorer les logiques en cours si elles veulent avoir une chance de réussir à résoudre leurs problèmes et continuer à vraiment vivre.

 

Une version de ce billet a été publiée sur le site du Monde.fr le 11 Janvier 2018.

 

Photo : La ville de Tacoma dans l’État de Washington (États-Unis), au début du XXème siècle (Commons Wikimedia)

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...