Comment poser la question de l’innovation ?
Il y a une question à laquelle, après tous ces voyages, j’ai du mal à répondre de façon claire et définitive : pourquoi les gens se mettent-ils à innover ? Pourquoi cela arrive partout dans le monde ? Je constate par contre qu’ils le font et pas nécessairement comme on croirait. C’est ce que m’a révélé ma première escale en terre inconnue : Casablanca (je suis allé d’abord au Mexique mais j’y avais vécu quinze ans).
Sec, légèrement barbu, Adnane Charafeddine a le regard intense de celui qui a une vision. Et pourtant, quand il me présente sa méthode, d’innovation les bras m’en tombent : son art consiste à copier. C’est ça qui lui a permis de lancerQuelleVoiture.ma, un site social qui réunit vendeurs et acheteurs de voitures en permettant à ces derniers de s’informer sur ce qui existe, se renseigner sur le bolide qu’ils rêvent d’acquérir et gérer la bagnole qu’ils ont les moyens de s’offrir.
“Nous copions bêtement et méchamment ce qui se fait ailleurs” explique-t-il — en l’occurrence quelques magazines automobiles et autres sites spécialisés. “Nous identifions ce qui se fait de mieux. Nous copions puis nous observons. C’est ma méthode.” Parti pour faire un tour du monde de l’innovation je me rends compte dès la deuxième étape que la question est mal posée… Il est urgent de trouver la bonne.
Après quinze ans passés dans la région de San Francisco, j’avais acquis, à tort, l’habitude de la concevoir comme ce qui n’existait pas avant. Ce faux rêve colle à la peau comme me le fait remarquer avec un gentil sourire Mohamed Oumazir qui m’a aidé à rencontrer Adnane et les autres.
Le grand Steve Jobs lui-même n’a-t-il pas trouvé souris et interface graphique dans les laboratoires de Xerox Parc ? C’est le métissage qu’il en fait dans le Mac qui a bouleversé l’ordinateur personnel. L’innovation est dans l’assemblage et la mise sur le marché. Or tout marché est par définition relatif ou plutôt : limité.
En fait, même s’ils sont le plus souvent moins provocateurs qu’Adnane, les gens que je rencontre semblent plutôt sur la même longueur d’onde… avec des variations que je vais devoir apprendre à déchiffrer.
C’est le cas, par exemple, de Carla Gómez Monroy, ex étudiante du Media Lab du Massachussetts Institute of Technology qui m’avait raconté à Mexico que si son pays manquait de capital audacieux (mes termes) et d’incitation à l’innovation elle était fascinée par les bidouillages de ses concitoyens, des trouvailles ordinaires “qui n’ont rien d’extraordinaire mais résolvent des problèmes concrets”.
Copier puis modifier et modifier en assemblant ne sont peut-être pas des entreprises si différentes…. Wikipedia en anglais nous dit que le terme vient du latin “innovatus” renouveler ou changer.
Nous avons ainsi au moins deux pistes : innover c’est introduire sur un marché quelque chose qui n’existait pas auparavant. C’est aussi résoudre des problèmes concrets d’une façon nouvelle dans un espace donné.
Nous en arrivons ainsi au fait que San Francisco innove pour sa population de geeks et a le moyen de distribuer ses produits et services ainsi transformés sur plein de marchés. Mais Casablanca, Nairobi, Mumbai ou Shenzhen n’en innovent pas moins… pour leurs propres multitudes… de plus en plus connectées entre elles.
[Écrit le 8 octobre 2011]
On trouve donc partout des gens qui innovent. Ils semblent tous avoir Silicon Valley en tête et les idées circulent facilement. Mais d’où viennent-elles ?
D’où viennent les bonnes idées… et les innovations
Voyager n’interdit pas de lire. Au contraire. J’adore lire un roman local avant de me rendre dans un pays que je ne connais pas. Quant à l’innovation, s’agissant d’un thème à la mode je n’avais que l’embarras du choix. Un des meilleurs s’est révélé être D’où viennent les bonnes idées: l’histoire naturelle de l’innovation (Where Good Ideas Come From, The Natural History of Innovation), de Steven Johnson. Il est fort utile pour comprendre pourquoi, qu’il s’agisse des transferts d’argent sur mobile ou de l’utilisation des réseaux sociaux dans la lutte contre les dictatures, innovations et changements émergent de plus en plus souvent dans des endroits où nous n’avons pas tendance à les attendre.
L’auteur de Tout ce qui est mauvais est bon pour vous – Pourquoi les séries télé et les jeux vidéo rendent intelligent (éditions Privé) nous [y] emmène, dans les environnements humains tels que “l’architecture des laboratoires scientifiques qui réussissent, les réseaux d’information du web ou le système postal du siècle des lumières ainsi que les grandes villes et même les carnets de notes des grands penseurs. Mais [il] regarde aussi les environnements naturels biologiquement innovants : les récifs coralliens, les forêts tropicales ou la soupe chimique qui a d’abord donné naissance à cette bonne idée qu’est la vie”. Il en tire 7 conditions propices à la créativité.
On y trouve des notions relativement évidentes comme l’erreur qui peut être positive, les plateformes ouvertes ou les réseaux liquides et informels. Moins évidente, la notion “d’adjacent possible”, prise chez le biologiste Stuart Kauffman, montre que le nouveau naît souvent d’une adaptation de choses proches. Gutenberg, par exemple, s’est inspiré des pressoirs à vin pour inventer l’imprimerie. L’exaptation, par ailleurs, intervient quand on utilise une propriété ou un objet nouveau à des fins pour lesquels elle ou il n’était pas destiné. Apparues pour tenir chaud, les plumes ont été ensuite utilisées par les oiseaux pour voler.
Les innovations ne sont que rarement des coups de génie tombant du ciel comme la pomme de Newton. Elles sont en fait le fruit de “slow hunches” pressentiments (ou intuitions) lents à se former. Elles naissent au terme d’une longue maturation, dans la rencontre avec d’autres, parfois alors qu’on travaille à autre chose (la fameuse sérendipité des hasards heureux). Ceux qui “poussent les frontières du possible y parviennent rarement dans des moments de grande inspiration. […] Leurs concepts incubent et se développent lentement […] parfois pendant des décennies. Elles sont imbriquées avec les idées et parfois les technologies, voir les innovations d’autres personnes.”
C’est ce qui explique l’importance des réseaux ouverts et des lieux comme les salons et les cafés du siècle des Lumières. Comme l’internet aussi, bien entendu. Loin de croire qu’il nous rend bête (comme Nicolas Carr), Steven Johnson y voit un espace particulièrement propice à la créativité.
D’où viennent les bonnes idées permet de mieux comprendre ce que je découvre sur le terrain avec Winch5. Nous avons trop tendance à ne considérer comme innovations que celles qui tombent du ciel ou plutôt de Silicon Valley. Mais toutes sont des assemblages et les créateurs sont plus des bricoleurs (comme l’avait proposé François Jacob, cité par Johnson) que des ingénieurs. Or, les bricoleurs il y en a partout et les plus ingénieux vivent souvent dans les conditions les moins propices.
Et le net, à partir du moment où on y a accès, devient une plateforme de connectivité maximum grâce à laquelle on peut, partout dans le monde, échanger des trouvailles, laisser ses idées polliniser et se heurter à d’autres, découvrir par hasard des éléments qui enrichissent nos lentes intuitions au point d’en faire des innovations.
[Écrit le 11 janvier 2012]
Mais qu’est-ce qu’une innovation ? Le plus simple est sans doute de demander aux premiers intéressés, à ceux qui innovent ou qui s’y consacrent, ce qu’ils en pensent. J’ai donc posé la question aux près de 300 personnes interviewées au cours de mes périples.
L’innovation qu’est-ce que c’est?
La plus brève définition de l’innovation que j’ai obtenue en posant la question à chacun de mes interlocuteurs tient en un mot prononcé – grand sourire à l’appui – par un photographe d’Istanbul : “Révolution”. Pas très loin, à Jérusalem, on m’a dit qu’il s’agissait pour lui de la “réalisation d’un rêve” alors qu’à Sydney, à l’autre bout du monde, Tony Surtees m’affirmait que c’est pour lui l’occasion de faire fortune. En Afrique par contre, la réponse était souvent : “Résoudre un problème de toujours d’une façon nouvelle”. “Grâce à la technologie”, ajoutaient-ils presque tous.
Le Petit Robert (online) est, dans ce domaine, d’une pauvreté affligeante. Il définit “Innovation” comme “action d’innover” et “innover comme ” Introduire qqch. de nouveau”. Wikipedia, de son côté, nous dit sur le site en anglais que : “Une innovation est quelque chose d’original, de nouveau et d’important – dans n’importe quel domaine – qui fait irruption dans (ou parvient à prendre pied) sur un marché ou dans une société.”[1]
En termes simples, disons qu’il s’agit d’une solution nouvelle qui trouve sa place sur le marché et/ou dans la société. C’est la grande différence avec invention qui est simplement, selon le même dictionnaire “créer ou découvrir”.
Mais nous avons trop tendance – en France notamment – à croire que l’innovation n’est qu’une affaire de technologie et donc l’apanage exclusif des ingénieurs. Grave erreur que souligne parfaitement la définition donnée par l’OCDE que l’on trouve dans le “Manuel d’Oslo”.
Pour cette organisation et pour ses pays membres, il y a quatre types d’innovations :
- produits ou services – Il s’agit de l’introduction d’éléments nouveaux ou d’améliorations à ce qui existe ;
- procédés ou process – Elles portent alors, par exemple, sur les méthodes de production ou de distribution ;
- commercialisation – Qu’il s’agisse de la conception, promotion, tarification, etc ;
- organisation – Et cela peut impliquer aussi bien les relations internes qu’extérieures d’une entreprise.
Au terme de ces voyages et des différentes lectures que j’ai pu faire j’en suis arrivé à retenir la définition suivante, inspirée par les réponses des personnes interviewées.
L’innovation est un nouvel assemblage improbable mais accepté d’éléments qui ne sont pas tous nouveaux pour répondre à un problème ou saisir une opportunité.
La nouveauté est en fait dans la combinaison (comme le dit Schumpeter), et l’impact se mesure à l’acceptation par la société en général et/ou par le marché.
L’important ici est que si on accepte la définition du dictionnaire, les champs définis par l’OCDE et cette notion toute simple de combinaison nouvelle, on comprend mieux que la capacité d’innover ne tient pas au niveau de développement et d’industrialisation, qu’elle n’est pas exclusivement affaire de technologie et qu’on peut donc innover partout.
Différents types d’innovation
Kai Fu Lee, ex vice-président de Google, a récemment introduit la notion de “micro innovation“. Interrogé par Startup Asia sur les compagnies chinoises qui se contentent de copier il a répondu que “celles qui ne font que copier et rien d’autre échoueront“. Celles qui réussissent “copient, répètent, localisent et micro innovent”. Cette remarque a le mérite d’introduire une dimension utile : nous aurions tort de limiter notre perception de l’innovation à celles qui bouleversent le monde.
L’abondante littérature sur le sujet doit beaucoup à Clayton Christensen, professeur de Harvard qui a introduit une distinction fondamentale entre “sustaining” et “disruptive innovations” celles qui pérennisent un technologie existante ou renforcent une position dominante (en assurent la continuité) sur un marché donné et celles qui bouleversent tout. A suivre le discours habituel on pourrait croire qu’elles sont presque toutes “de rupture” — comme il est convenu de dire en Français — alors que ces dernières sont, bien évidemment les moins nombreuses.
En faisant mon café ce matin il m’est venu à l’esprit que toute la gamme Nespresso illustre parfaitement la définition d’innovation pérennisante. Il y a du nouveau, mais les astuces – y compris celle qui permet de faire du lait pour capuccino sans acheter de grosse machine à café italienne – sont conçues pour maintenir et même étendre la position de Nestlé dans ce secteur d’activité. A un moment où le vrai bon café gagne du terrain à commencer par le premier marché mondial : les États-Unis. Ce type d’innovation est essentiel pour les entreprises. Il arrive au Président de Toyota d’affirmer dans ses interventions – avec diapo à l’appui – « Non à l’innovation de rupture ». Il veut dire par là qu’il faut innover tous les jours et à petit pas (sans attendre les lendemains qui chantent à la bourse ou au côté de Steve Jobs).
Un des exemples les plus connus d’innovation disruptive est l’iPhone qui a créé le nouveau marché des smartphones. Avant cela, et pour rester dans notre domaine, il est courant de signaler le PC, le courrier électronique, le téléphone, le télégraphe etc.Wikipedia (en anglais) précise que “les innovations pérennisantes sont typiquement des innovations technologiques alors que les innovations disruptives changent des marchés entiers”.
Contrairement à ce qu’on avait tendance à croire, les grosses boîtes qui font bien leur travail sont généralement au courant des innovations qui émergent explique Christensen dans son livre sur Le dilemme de l’innovateur. Elles ne les prennent pas par surprise. Leur problème est que la logique de gestion de leurs affaires ne leur permet pas de s’en saisir parce qu’au départ du moins elles ne sont pas suffisamment profitables et parce que cela impliquerait la mise en œuvre de ressources utilisées dans le développement des innovations de continuité (un autre terme pour “pérennisante”) indispensables dans la compétition avec les concurrents.
C’est largement pour cela que l’innovation provient plus aujourd’hui des startups que des corporations, plus des jeunes sans attaches que des vieux encombrés d’histoire.
[Écrit en août 2013]
Et parmi les entrepreneurs, innovateurs et autres designers j’ai trouvé des jeunes qui n’ont aucune peur (ou qui savent les surmonter avec le sourire) ce qui les conduit, sans qu’ils aient besoin de ressources pour cela, à s’en prendre aux institutions et systèmes les plus établis. L’éducation par exemple.
Bousculer l’éducation avec Apple et Ikea comme modèles
Une des idées les plus folles écoutées au cours de mes tours du monde m’a été présentée par Yuri Lifshits, jeune russe de 29 ans qui fait la navette entre San Francisco et Saint Petersburg où il a co-fondé ZonaSpace.ru, un espace de co-working logé dans une ancienne usine à pain. Elle m’a plu en ce qu’elle illustre mieux que beaucoup d’autres qu’un gamin peut rêver de projets délirants et s’y attaquer. La mise en œuvre oblige presque toujours à d’importantes modifications, mais le premier pas est aussi un tremplin vers d’autres réalisations.
Ce ZonaSpace, qui existe toujours, est d’abord un coworking classique : des bureaux, un endroit pour retrouver des gens différents, avoir des échanges utiles. C’est aussi un accélérateur « horizontal », de pair à pair, pour entreprises naissantes. C’est une “fraternité de startups”, plutôt sociales qui se donnent des conseils mutuels.
Ce petit bonhomme au regard angélique était déjà passé par Yahoo et la Silicon Valley mais m’a dit trouver la vie sociale de Saint Petersburg « plus vibrante et plus diverse ». Il faut dire que son projet avait besoin du vent des steppes. Il s’était mis en tête, tout simplement, de créer un “Ikea de l’éducation”, un réseau de 300 campus de par le monde dans lequel chacun pourrait monter ses cours selon ses besoins.
Les meilleurs enseignements sont librement accessibles online, m’a-t-il expliqué.Coursera, l’initiative de deux profs de Stanford est un succès et les MOOCs(Massive Open Online Courses) sont à la mode.
C’est génial pour tous ceux qui n’ont accès ni à MIT, ni à Yale, ni a Harvard, ni à aucune des meilleures universités de la planète. Mais cet accès à la connaissance ne donne pas l’interactivité qu’on trouve dans les cours traditionnels : les conversations, les rencontres, tout ce qui fait que les compagnons d’étude jouent un grand rôle dans la vie et que les associations d’alumni sont la meilleure porte d’entrée dans la vie professionnelle.
Son idée consistait donc à louer pas cher des bâtiments à la périphérie des villes. Il y fournirait l’accès au contenu par du très haut débit et créerait ainsi ces zones d’interactivité qui manquent au MOOCs et gagnerait l’argent nécessaire grâce à des cafeterias bien achalandées.
Et le business model dans tout ça ? Élémentaire mon cher Christensen : dans la cafeteria. C’est en vendant boissons, sandwichs et salades aux gens venus se former et avides de conversations qu’il avait l’intention de faire de l’argent.
Quand je l’ai vu il n’avait pas le moindre sou. Son idée avait tout l’air délirante mais elle illustrait mieux que beaucoup d’autres les opportunités, souvent paradoxales, que nous offre le digital à condition d’entreprendre. Mais, pour astucieuse que l’idée puisse paraître, il était difficile de payer à coup de tasses de café ou de thé les lourds investissements à faire pour financer l’installation des locaux et faire tourner l’ensemble
Le 1er septembre 2013 j’ai eu un nouvel échange de mails avec Yuri d’où il ressort qu’il a « pivoté » comme on dit dans l’argot des startups. Il a changé sinon son fusil d’épaule, du moins les moyens mis en œuvre pour parvenir à ses fins.
Il a lancé une boîte à San Francisco baptisée Blended Labs et fait l’aller et retour entre la Californie et la Russie. La compagnie propose des programmes d’éducation et EarlyDays, la première expérience, a eu lieu en avril dans 22 villes russes. Les programmes « combinent des logiciels et du contenu online fournis par nous » et « des professeurs, des sessions pratiques et des groupes d’études locaux. »
Yuri ne semble pas avoir renoncé à son idée de bousculer les systèmes traditionnels d’éducation tout en essayant de faire fortune mais reste discret aujourd’hui sur le business model exact de sa nouvelle entreprise. Déjà lors de notre rencontre en juillet 2012 il insistait sur le fait qu’Apple a commencé par vendre des ordinateurs avant de se reconvertir dans la musique en ligne et les téléphones intelligents. L’essentiel est de commencer, tester, ajuster, transformer et poursuivre.
[Rencontré le 9 juillet 2012. Écrit en septembre 2013]
Innover consiste donc, nous l’avons vu plus haut, à assembler des ressources éparses pour en faire quelque chose qui n’existait pas et que le marché ou la société vont adopter. La motivation la plus connue tient à la volonté, à la nécessité de résoudre un problème. Mais ça n’est en fait que la moitié de ce qui compte. L’autre tient à la volonté, au plaisir de saisir une, opportunités que l’innovateur et l’entrepreneur visualisent avant les autres.
Innover, entreprendre, changer le monde : saisir les opportunités digitales
Les opportunités digitales qui s’offrent à nous aujourd’hui tiennent à 5 propriétés des TIC qui valent aussi bien pour les objets que pour les humains :
- communication horizontale : nous pouvons communiquer directement avec n’importe qui sans passer par un chef ni par un intermédiaire ;
- architecture de participation : les technologies digitales sont construites de telle façon que nous pouvons recevoir mais aussi envoyer de l’information, des opinions, des outils. Nous pouvons participer ;
- big data : le bon côté du fait – préoccupant – que tout ce que nous faisons en ligne y laisse des traces c’est que nous pouvons en tirer du sens, si nous y avons accès. La multiplication des capteurs augmente encore ce tsunami de données ;
- cloud computing : nous pouvons garder dans les nuages ce qui est lourd et y accéder depuis n’importe quel appareil. Le pouvoir que nous donnent les TIC est toujours disponible ;
- mobiquité : les appareils mobiles connectés aux informations et aux outils qui se trouvent dans les nuages nous permettent d’accéder dans nos déplacements à une informatique ubiquitaire… C’est la mobiquité.
On retrouve tout ou partie de cette liste dans des rapports et des proportions variables à peu près dans toutes les innovations digitales comme dans celles qui utilisent le digital pour innover dans d’autres secteurs. Mais à mesure que j’avançais dans mon périple, je me suis rendu compte qu’après avoir couvert l’industrie des technologies de l’information et de la communication je découvrais ce que les gens en font de par le monde. Une autre histoire, plus passionnante encore.
Le premier niveau des informations dont nous disposons sur ce sujet tient à la production d’appareils – du iPad au Galaxy 4S par exemple – et à la conception des systèmes d’exploitation, logiciels et applications qui les font marcher — de Linux à Word en passant par Evernote –. Ça m’a passionné, pendant un temps, et c’est clé pour comprendre ce que nous pouvons en faire. Mais, à part les geeks qui se complaisent dans cet univers dont ils tirent leur gagne-pain, ce qui intéresse les gens c’est ce qu’ils peuvent en faire. Gadgets et apps sont en fait des outils que nous pouvons tous utiliser pour faire plein d’autres choses… qui n’ont pas nécessairement à voir avec les TIC. Suivre ce qui sort de Silicon Valley ou d’ailleurs c’est un peu comme s’intéresser à la fabrication d’un marteau ou d’une voiture. La majorité d’entre nous s’intéressent plus au bricolage et aux voyages, beaucoup plus fun.
Nous avons tous compris, senti, assimilé, même si nous ne le formulons pas toujours, que le point commun de la plupart des TIC, ce qui les rend si séduisantes et utiles, c’est qu’elles permettent de mieux faire pour moins cher, plus vite et sur une autre échelle ce qu’on fait sans elles. Elles permettent, par exemple, de se parler en se voyant sur Skype au lieu du simple téléphone. Elles ouvrent aussi les portes sur plein de choses qu’on ne pouvait pas faire avant, par exemple s’organiser efficacement sans chef, ou se coordonner en temps réel au niveau planétaire sans l’intervention d’une structure hiérarchique organisatrice.
C’est par ce biais là qu’elles s’insèrent dans nos vies. C’est là qu’utilisateurs et entrepreneurs se rencontrent, que les besoins des uns se transforment en opportunités pour ceux qui savent les détecter, imaginer et mettre en œuvre une réponse, une solution…
Mais elles sont plus que ça, elles peuvent servir à changer le monde ou, en tous cas, à faire bouger le schmilblick devant notre porte ou dans notre jardin.
L’énormité du phénomène que nous avons tendance à sous estimer (autant qu’à exagérer) tient en fait au champ même des TIC qui fonctionnent grâce à un alphabet unique avec lequel on peut tout dire dans une langue utilisable dans tous les domaines. Tout peut être traduit en informations lesquelles peuvent circuler sur les réseaux des gens et des appareils connectés.
Il en résulte deux bouleversements dont l’impact est considérable :
- Les relations entre individus et groupes sont altérées. La tension traditionnelle (depuis quelques siècles) entre individus et groupes trop souvent obligatoires et rigides s’assouplit avec l’émergence et les gains en efficacité de formes d’associations plus souples et d’une forme d’individualisme connecté (ou en réseau selon Barry Wellman). Les relations entre les deux ne reposent plus seulement sur l’appartenance (rigide et asservissante) mais aussi sur la connexion (plus souple et facilement limitée dans l’objet et la durée).
- Les formes d’organisation changent également, aussi bien dans la gestion des choses que dans les relations entre humains. Les hiérarchies d’hier qui doivent leur succès à leur efficacité dans un monde à communication lente et difficile sont maintenant en concurrence avec les réseaux dans lesquelles les rapports de force se jouent différemment.
En conséquence de quoi les TIC opèrent essentiellement comme créatrices d’autonomie et de choix pour les individus dans leurs relations entre eux et aux groupes qui les intéressent. Elles sont également multiplicatrices de forces pour ceux que les structures traditionnelles ne favorisent pas et créatrices d’opportunités pour toute personne connectée.
Toute innovation, nous l’avons vu, est une combinaison. Elle surgit le plus souvent du besoin, de la volonté de résoudre des problèmes. La contrainte est à l’évidence un fabuleux stimulant (Platon ne disait-il pas que la nécessité est la mère de toute invention?). Mais la meilleure façon, peut-être d’envisager les innovations c’est de les voir d’abord sous leur aspect le plus positif de créatrices d’opportunités. Pour ceux qui les introduisent sur le marché et dans la société, mais, au fond, pour tous.
Les innovations ouvrent de nouveaux possibles. Elles changent la donne. Elles font bouger le schmilblick et, ce faisant, elles entrainent des perturbations, mettent en danger des positions existantes, des avantages acquis. Mais plutôt que d’en avoir peur – et sans ignorer les problèmes qu’elles posent toujours – mieux vaut sans doute les aborder sous l’angle des nouveaux possibles qu’elles ouvrent. Cela ne veut jamais dire que les problèmes disparaissent, simplement qu’ils se posent d’une façon nouvelle et permettent d’envisager les affrontements, les tensions, les conflits, les problèmes à résoudre sous un angle nouveau, plus ouvert et donc plus favorables à ceux qui n’occupaient pas, dans la situation antérieure, les meilleures positions. Les puissants d’hier conservent plus d’avantages que nous n’avons tendance à croire et notamment le fait d’avoir les ressources pour s’adapter vite. Mais ils ne survivront que s’ils se transforment. C’est là que résident les opportunités à saisir et à créer.
[Écrit en août 2013]
Problèmes que veulent résoudre, opportunités qu’entendent saisir innovateurs et entrepreneurs, ils gagnent tous à savoir comment s’y prendre.
Innovation: la magie et la méthode
Quand il voit « salida » dans un pays qui parle espagnol, Otavio Good pense à « salade » plutôt qu’à « sortie ». Pour éviter le genre d’embarras qui peut en découler ce geek intégral de Mountain View a inventé WordLens, une app qui traduit de façon instantanée les textes pris à la volée par votre téléphone sur les panneaux de signalisation comme sur les menus.
Elle traduit l’anglais, le français, l’espagnol, l’allemand, l’italien et le portugais. Le chinois et l’arabe sont en vue. Conçu pour les touristes, l’app ne requiert aucune connexion (le roaming coûterait une fortune) et fonctionne sur la base de dictionnaire préalablement téléchargés. Née sur iPhone elle est aujourd’hui disponible sur Android.
C’est tellement rapide qu’on dirait de la magie. Impressionnante et utile, son application a été sélectionnée parmi les 10 meilleures de l’année dans le monde entier et présentée au ForumNexplorateur qui s’est tenu les 15 et 16 mars 2012 au Palais de l’UNESCO a Paris.
Énervé par les questions des gens (à commencer par les journalistes) qui lui demandent quand l’idée de son application lui est venue, Good a décidé de parler moins de son app que du processus d’innovation. « Il n’y a pas de moment « ahah » (traduction populaire américaine de ce que d’autres appellent Eureka), » dit-il. Donc pas d’histoire à raconter, ce qui est bien dommage. Il est en cela d’accord avec Steven Johnson qu’il m’a affirmé n’avoir pas lu.
Good distingue six conditions nécessaires à la création de « logiciels innovants » :
- compétence : lui-même programme depuis qu’il a sept ans et il a étudié l’infographie ;
- adoption des technologies dès qu’elles apparaissent : on critique beaucoup les early adopters mais, « si vous voulez avoir une chance de montrer le chemin (lead in the field) » il faut être ouvert à ce qu’il y a de nouveau et l’essayer. « Cela vaut, » ajoute-t-il, « pour les communautés ». Je crois qu’il pensait aux entreprises, peut-être même aux pays ;
- expérimentation : « Commencez à faire et vous commencerez à voir les vrais problèmes (issues) ». Lui-même dit se lancer dans une nouvelle idée de logiciel tous les 15 jours… depuis des années. « Je les termine rarement » précise-t-il. « Mais c’est une bonne chose. Ça me permet de trouver ce qui a un sens et ce qui n’en a pas. » ;
- prise de risques : « On sous-estime la valeur du risque » estime Otavio. Le premier pour lui a consisté à se lancer « dans un projet de recherche qui a duré deux ans sans que je sache où j’allais. » Il n’y avait pas d’appareils capables de faire ce que j’avais en tête au moment où je me suis lancé. Il n’y avait pas de marché : à peine 2 millions d’iPhones. » ;
- travail acharné – qui, au grand dam des journalistes ne fait pas une très bonne histoire : « On a un bug, on debugge. On a un bug. On debugge. Le travail acharné est une partie du processus d’innovation dont on néglige trop souvent l’importance. » ;
- recours à la communauté : il n’a aucun doute sur le fait que ce qu’on gagne en s’ouvrant à ses amis, à ses collègues est bien plus important que les risques qu’on prend de se faire voler l’idée. Sans doute parce que c’est un processus lent et complexe.
En matière d’innovation, la magie ne s’applique qu’au résultat, et pas toujours. Tout ce qui y conduit tient d’une méthode rigoureuse.
Conclusion à la Shakespeare : there is method in his magic.
[La conférence a eu lieu à Paris les 15 et 16 mars 2012]
Innovateur solitaire, Otavio a compris qu’il ne pouvait aller bien loin en restant isolé. D’autres préfèrent commencer par tisser des réseaux.
[1] “An innovation is something original, new, and important – in whatever field – that breaks in to (or obtains a foothold in) a market or society.”