Starbucks n’a plus qu’à bien se tenir. Café Coffee Day, une chaîne indienne de 1 300 cafés est à ses trousses. Les variétés sont différentes mais la qualité du café qu’on y boit est comparable. L’avantage, paradoxal quand on se rappelle que le quartier général de la chaîne américaine se trouve à Seattle, pas loin de Microsoft, va bientôt provenir de l’usage des technologies de l’information par la nouvelle venue. Un authentique cas d’école.

Chapitre 1 – L’innovation vient aussi d’ailleurs  Quand l'innovation dans les cafés vient de l'Inde

A la tête du projet on trouve Rajeev Suri, ancien responsable du marketing d’Infosys, le géant de Bangalore. Désireux de sortir du statut d’employé, il a trouvé de l’argent pour investir à côté du patron de CafeCoffeeDay.comdans une nouvelle entreprise baptisée LiqwidKrystal.com avec laquelle il entend bouleverser les cafés de toujours. Il s’appuie pour cela sur trois tendances fortes des TIC : écrans multi-tactiles, réseaux sociaux et ce qu’il appelle “mobilité plus localisation”, que je préfère appeler “mobiquité”. “Exactement ça”, m’a-t-il confirmé avec le sourire.

Bel exemple de ce que l’innovation est toujours affaire d’assemblage original d’éléments existants, il a eu l’idée d’installer des tables interactives. Seul problème au moment de se lancer dans l’aventure, la table et plateforme de référence, Surface de Microsoft, coûtait 24 000 dollars. Beaucoup trop.

Restait la possibilité de réduire les coûts. La production industrielle étant de plus en plus modulaire il n’est pas nécessaire de fabriquer soi-même. Il suffit, comme pour un bon repas, de faire son marché et de se procurer les ingrédients nécessaires avant de les assembler.

Sa première tentative a donné une table à 12 000 dollars avec un écran multi-tactile de médiocre qualité selon ses propres termes. La seconde version lui a permis d’arriver à une table à 800 dollars dont l’écran est “à peine moins bon” que celui de Surface. Suffisant cependant pour se lancer tout en travaillant à la troisième version qui sera encore moins chère et bien meilleure. Toutes les innovations commencent par être moins performantes que ce qui existe.

Il va les déployer dans la chaine au rythme de trois ou quatre par mois à partir de début juin sous le nom de WINT : “What an interesting table”. Elles permettront de jouer avec ses voisins, draguer ceux ou celles de la table d’à côté et se connecter au reste du monde.

Mais la plus grande ambition de ce projet tient au bouleversement du modèle de revenus.

Suri distingue les “modèles d’affaire linéaires, dont la croissance dépend des ressources physiques,” et les modèles “non linéaires : quand le marché est virtuel.” Dans un café traditionnel, le revenu dépend du nombre de consommations et donc du nombre de tables. Mais ses WINTs lui permettent de transformer chaque table et chaque consommateur en média et de monétiser le trafic ainsi engendré en prenant sa dîme à chaque fois.

“Un million de consommateurs (aisés) passent chaque jour par les cafés Coffee Day,” explique Suri. “Mais je peux avoir des centaines de milliers de transactions par table si je parviens à obtenir le même type d’engagement qu’avec des jeux.” Cela va de la consommation de médias sur place à la commande d’objets ou de services livrables ailleurs. Il envisage le lancement de films de Bollywood sur ses WINTs ou la multiplication de séries transmédias.

On peut être sceptique face à cette ambition mais il a de quoi monter ses tables à bas prix, se soumettre au test du marché, étendre son modèle au monde entier tout en pariant sur la croissance exponentielle de ses revenus. La devise de la chaine est “Il peut toujours se passer quelque chose autour d’un café”… même en Inde plutôt connue pour ses thés.

[Visite réalisée le 18 avril 2012]

Pour fascinant qu’il soit, Rajeev est loin d’être un cas isolé rencontré après de longues recherches dans Bangalore, LA ville de l’Inde connue pour être le repère d’ingénieurs et d’entrepreneurs indiens plus ou moins formés à l’école américaine.

Enswers : le Google de la vidéo qui vient de Corée

Il suffit à Imideo d’une seule image fixe pour savoir de quelle vidéo elle provient, aller la chercher sur le net et la jouer. Comme Shazam pour l’audio, comme Google pour le texte. Mais pour les images qui bougent, c’est autrement plus compliqué, sauf pourEnswers, une startup coréenne — productrice d’Imideo — dont vous ne tarderez pas à entendre parler, pas tous avec le même plaisir.

La liste des fonctionnalités est impressionnante.

Un plugin installé dans le navigateur reconnaît automatiquement non seulement à quelle vidéo une image correspond mais également à quel moment elle apparaît et permet de voir aussitôt le moment en question.

“Pas besoin, comme avec YouTube, de regarder la vidéo en entier”, m’a fait remarquer avec un sourire satisfait Jack Kilyoun Kim, fondateur et CEO d’Enswers (avec un “e” comme dans “Entertainment“). Avec un mobile, il suffit de prendre une séquence passant sur une télé pour avoir aussitôt accès à la vidéo au programme d’origine. Sur l’iPad, Imideo (pour vidéo immédiate) reconnaît et télécharge un jeu dans les mêmes conditions.

Comme s’il n’y avait pas de limite une fois qu’on a la bonne technologie, un parent peut parfaitement prendre une photo d’un livre d’images pour enfant (Blanche Neige par exemple) pour accéder à une copie du livre et à une vidéo de la même histoire trouvée sur YouTube ou toute autre source du même type. Quand le texte est en anglais, un dictionnaire est automatiquement téléchargé. Le tout est “surprenant de rapidité et de précision” m’a expliqué David Lonjon, un développeur rentré depuis peu dans la boîte.

La plupart de ces fonctionnalités ne sont disponibles pour le moment qu’en Corée, mais l’équipe est en train de s’attaquer sérieusement au marché américain, pour commencer.

L’algorithme d’Enswers a été mis au point par Kim et son équipe pour prélever “l’empreinte digitale” de toute vidéo. “L’idée de base consiste à éliminer les doublons”, m’a-t-il expliqué. “Les relations entre titre et contenu varient considérablement, c’est pourquoi nous avons décidé de prendre l’empreinte propre à chaque vidéo. Les plus populaires sont distribuées partout sur le web. Ça nous permet de les retrouver indépendamment du titre qui leur est donné et même si la durée varie.”

Une aubaine pour les amateurs susceptible d’effaroucher les télés et les flics du copyright. Mais les grosses chaînes coréennes n’ont pas tardé à comprendre qu’elles pouvaient en tirer partie: Enswers leur permet de retrouver les copies de leur programmes circulant sous différents titres. Le modèle d’affaire s’est imposé de lui même : il suffisait de signer des contrats de licence. KT (ex Korea Telecom), le plus gros opérateur coréen a acquis près de 50% du capital.

Une disposition de la loi coréenne permet un contrôle souple. Dans ce pays où il y a plus de 100 sites de distribution P2P, on peut télécharger sans payer. Mais les télés repèrent les usages qu’elles considèrent illégaux et font payer aux utilisateur qu’elles identifient une somme qui va de 1 à 4 dollars environ. 5% sont reversés à Enswers.

Cette “technologie de reconnaissance automatique du contenu” peut-être installée directement par les fabricants dans les télés intelligentes. Ça commence à se faire en Corée et permet de savoir ce que les gens regardent.

Je me fais peut-être des idées, mais j’ai senti une certaine gêne chez mon interlocuteur en parlant de cette évolution qui est une aubaine pour l’entreprise. Toujours est-il qu’il a insisté sur leur volonté de mettre l’outil directement à la disposition des utilisateurs qui peuvent chercher des vidéos sur le moteur de recherche Enswer.me.

Enswers est un parfait exemple de l’absurdité de se demander si les technologies de l’information sont bonnes ou mauvaises. Elles sont toujours les deux et tout dépend de qui et de comment elles sont utilisées. Elles ne sont pas pour autant neutres, nous a enseigné Melvin Kranzberg.

J’ajouterai qu’en décidant de faire de leur pays le plus avancé en matière de lignes à haut débit, le gouvernement et les grandes entreprises coréennes lui ont donné une longueur d’avance. Il s’y développent une pratique et une culture de l’information et des images qu’on ne peut encore qu’imaginer ailleurs.

[Visite réalisée le 14 septembre 2012]

Il en va de même, bien évidemment, de tout ce qui touche à l’argent et à la création de monnaie. Mais quand les monnaies virtuelles, type Bitcoin, font parler d’elles il est utile d’écouter ce que nous dit cet économiste turc au sourire tranquille et aux rêves délirants.

Au Yogurtistan, une devise valabe en ligne et hors ligne

Cemil Turun est sans doute le plus ambitieux de tous les entrepreneurs que j’ai interviewés jusqu’à présent. Il veut créer une devise qui fonctionne aussi bien online qu’offline. Face au scepticisme du journaliste il se dépêche d’ajouter que son entreprise,Yogurt Technologies est une des six premières sociétés turques à avoir reçu de l’argent de capital-risqueurs.

Il y a donc des gens qui le prennent au sérieux. Voyons son plan.

Première étape, il a créé Yogurtistan.com, “un monde en 3D très différent de Second Life. Basé sur Adobe Air, il marche sur tous les navigateurs. De là vous pouvez, consulter iTunes, lire des livres ou voir des programmes de télé en plein écran.”

Comme on passe d’une boutique à l’autre dans la rue, sur Yogurtistan “on passe du site Migros au site Quicksilver [deux sociétés connues en Turquie] sans changer d’onglet”. Ce qui donne “un nouveau web” qui permet de mieux mimer les comportements hors ligne : “Quand nous regardons un film au cinéma ou quand nous achetons des jeans, nous créons des données sur nos préférences. Aujourd’hui, elles ne sont pas connectées à nos réseaux sociaux de façon utile.”

L’étape d’après consiste à créer une monnaie qui serve aussi bien à régler des opérations en ligne qu’à “payer le restaurant dans lequel nous sommes en train de dîner” m’a-t-il expliqué lors d’un repas à Istanbul. Son idée consiste à ajouter “une quatrième dimension” : notre “engagement” online. “Une épée virtuelle générée au cours des dernières heures ne permet pas d’acheter un verre de vin.” C’est ça que l’équipe de Yogurtistan veut changer.

“Nous travaillons à la création d’une monnaie spéciale qui fonctionnera dans les deux mondes,” précise-t-il. Il l’a baptisée Kayme, un mot du turc ancien utilisé au moment de l’introduction des billets de banque.

En Turquie, Turun s’appuie sur des programmes développés de points de fidélité (loyalty points). “Nous avons passés des accords avec la plupart d’entre eux pour qu’ils soient interchangeables avec notre devise,” explique-t-il.

C’est là que le projet est énorme. “Un jour, quand vous rentrerez dans ce restaurant vous vérifierez s’ils acceptent vos crédits Facebook. L’amitié c’est bien joli mais dépenser de l’argent est une partie essentielle de notre vie. Nous avons besoin d’une monnaie acceptable dans les deux dimensions.”

Turun compte déjà parmi ses clients Coca-Cola et Turkcell, la plus grosse entreprise de téléphonie mobile en Turquie. Les marchands sont intéressés par les données recueillies. “Ils atteindront leurs clients grâce à des apps sur Yogurtistan. Les utilisateurs (qui ne participent que s’ils le veulent) seront payés en Kayme par les marques et la devise virtuelle sera soutenue par les budgets de pub existants.”

Ça a l’air fou mais c’est dans l’air du temps. Mark Andreessen (créateur du premier navigateur et gros investisseur de Silicon Valley) est convaincu que “le software mange le monde”. Et Reid Hoffman, co-fondateur de PayPal puis de LinkedIn vient d’écrire dans Forbes. “Nous sommes au début d’une vague massive d’innovation dans l’industrie du paiement.” Les développeurs vont maintenant ajouter des fonctionnalités aux cartes de crédit en liant certaines opérations à des applications en ligne.

Turun n’est donc pas seul à essayer d’innover dans ce domaine mais, peut-il réussir ? Voici sa réponse envoyée par email quelques jours après notre rencontre :

“Une société comme Facebook serait dans une meilleure position. Mais elle est trop grosse pour prendre de vrais virages. C’est l’essence des start-ups. Nous n’avons rien d’autre que notre volonté de réaliser ce projet. Je crois que si nous réussissons, ça sera parce que je suis assez fou pour croire que nous pouvons. “

[Visite réalisée le 12 février 2012]

A l’autre bout du spectre socio-politique j’ai trouvé — pas trop loin d’Istanbul — un jeune serbe et son groupe d’amis qui, après avoir largement contribué au moyen de la musique à faire partir Milosevic, se sont mis en tête de changer la façon de changer le monde…

Changer la façon de changer le monde : un festival pour activistes sociaux

Qui n’a pas rêvé de conférences TED pour les pauvre, pour les activistes, pour les gens qui veulent changer le monde mais n’ont ni les moyens d’aller à Long Beach ni les connexions pour participer aux versions TEDx qui s’organisent un peu partout dans le monde ? Eh bien des Serbes l’ont fait. Ils les appellent les conférences SHARE. Les deux premières ont eu lieu à Belgrade. La troisième a eu lieu à Beyrouth en octobre.

Pendant 48h, les 2 000 participants parlent de tous les sujets qui intéressent les activistes sociaux : de l’importance de la liberté d’expression avec les membres de la Electronic Frontier Foundation, des manières de se protéger de la censure, des meilleures techniques pour encrypter des messages (il y a même eu un atelier pour aider les enfants à le faire pour garder leurs secrets hors de portée de leurs parents), ou comment partager la musique avec la présence active de Peter Sunde, cofondateur de The Pirate Bay, moteur de recherche pour BitTorrent.

Des gens sérieux donc qui n’oublient pas pour autant la notion d'”amusement”, le E (entertainement) de TED. Comment l’auraient-ils pu d’ailleurs puisqu’ils ont créé l’un des plus grands festivals européens de musique : EXIT, organisé depuis 2000 à Novi Sad au nord de Belgrade et dont Vladan Joler (@TheCreaturesLab), un des animateurs clés de SHARE, a été le “directeur créatif”. Il faut dire que tout ce joli monde vient des mouvements étudiants nés dans l’opposition à Milosevic.

Des gens qui ont apporté au monde de nouvelles formes de protestation pacifiques avec humour et un art incomparable dans l’utilisation des médias et de la communication qu’on retrouve dans les inspirations dont se réclament certains révolutionnaires égyptiens et tunisiens, certains contestataires espagnols.

Le premier festival EXIT a duré trois mois. 100 jours de musique de rue, de musique publique à la veille des élections. L’idée, m’a expliqué Vladan que j’ai rencontré avec Marc Botte l’ami du Huffington Post-France qui m’aide dans la gestion de mes contenus online, était de “faire une fête, puis de la transformer en désobéissance civile. C’était un modèle étrange pour motiver les jeunes et les amener à protester. Et c’était le seul endroit où les jeunes de Bosnie, de Croatie, de Serbie et des autres pays de l’ex-Yougoslavie, pouvaient se rencontrer après la guerre.”

Succès énorme donc qui a fini par ne plus satisfaire les initiateurs. “C’est devenu une sorte d’industrie culturelle”, explique Vladan. “Nous avons pensé que sa taille l’empêchait d’aborder certains problèmes limites. Nous avons aussi constaté une évolution classique chez les ONG, celles de la vieille école se transforment en une sorte d’industrie dont l’objectif est de rendre les donneurs heureux. Or nous voulions orienter tout cela vers de nouvelles formes d’activisme, vers les désirs de rébellion à la base (grassroot) qui existe chez tous les jeunes.”

Restait à faire un festival pour activistes sociaux à leur manière. Ça a commencé par le choix de la date : avril… car, à Belgrade, il est bien connu que le début du quatrième mois de l’année est le meilleur moment pour faire une fête.

Partant de rien ils ont fait appel à des gens qu’ils connaissaient un peu partout en leur disant “aidez-nous” et la plupart ont répondu “pourquoi pas”. Pour lancer l’affaire ils se sont mis d’accord pour tweeter tous ensemble à la même heure le mot “SHARE” qui est devenu une “trend”. Le reste a été affaire d’organisation et de passion de 400 personnes. L’innovation consistant ici à tout mettre (organisation, marketing, communication) en mode P2P. “Nous avons même crowdsourcé le public et le logo de la conférence,” explique Filip Milosevic (pas de rapport), un des animateurs. “Nous n’avions pas la moindre idée d’à quoi ça ressemblerait. C’était vraiment pas facile d’intéresser les jeunes à des sujets comme le développement durable.”

Un des secrets semble qu’il y a autant d’événements nocturnes (je veux dire de fêtes) où l’on danse que de conférences diurnes où l’on cause. Et même pendant celles-là les Q&R et la dynamique du dialogue, l’emportent sur les exposés.

La deuxième conférence qui s’est tenue en avril de cette année était tournée vers le futur : le transhumanisme, le net des objets ou les vues de Bruce Sterling, écrivain de science-fiction

Plus de 2000 personnes sont venues assister gratis à tous ces évènements. La question des finances n’est pas simple à régler. “Plus on demande d’argent, plus on dépend de quelqu’un” explique Vladan. Ils ont à cœur de garder un équilibre entre fondations, gouvernement, et sponsors mais n’ignorent pas qu’une des bonnes manières pour rester indépendant c’est de vendre des tickets. Ce qu’ils ne veulent pas faire. Alors ils bricolent : “Il est important que les gens comprennent la complexité d’une telle organisation. L’année prochaine, nous publierons tous les coûts. On va essayer de crowdfunder le truc,” expliquent Vladan et Filip.

Bruce Sterling, auteur de science fiction et analyste fin de l’impact des TIC sur notre monde a résumé l’impact de SHARE en deux phrase prononcées à Belgrade (et que vous pouvez voir dans cette fabuleuse vidéo). Une simple constatation d’abord : “Il y a plus de téléphones mobiles dans le monde que de gens qui ont des brosses à dents.” Suivie de tout un programme : “C’est une industrie pour les jeunes, c’est une industrie pour les pauvres. Elle donne du pouvoir aux jeunes et aux pauvres et c’est pour ça que cette décennie ne ressemble à rien d’autre.”

La question, comme le dit une voix qu’on entend dans la vidéo, c’est “comment nous obtenons le changement social que nous voulons.” Résumée par Sam Graham-Felsen, ex-blogueur en chef de la première campagne présidentielle d’Obama, la réponse donnée par SHARE est claire : “Je ne veux pas de révolution si je ne peux pas danser. […] Si tout le monde est sérieux on s’épuise, on se fatigue et on ne crée pas le changement. Le changement doit être fun.” Mao disait que “La révolution n’est pas un dîner de gala.” Les temps changent chantait Bob Dylan. The times they are a-changing

[Visite réalisée le 29 juin 2012]

Restons sur la Méditerranée mais du côté égyptien, cette fois où j’ai rencontré au Caire Ranwa Yehia, une ancienne journaliste dégoutée qui s’est mise en tête d’aider les enfants arabes à s’exprimer avec les outils digitaux.

Égypte: quand la révolution sort de la bouche des enfants

Personne (sauf les activistes qui la préparaient) n’avait vu venir la révolution égyptienne et pourtant… ils auraient pu s’en faire une idée assez précise en regardant ce qui se passait dans un camp d’été pour enfants arabes de 12 à 15 ans qui s’est tenu en août 2010 à Ismaïlia, à 150 km du Caire.

Venus pour apprendre à s’exprimer, ils ont tout naturellement pris le pouvoir. Pour une histoire de bonbons.

Ces 70 gamins de huit pays (Yémen, Maroc, Tunisie, Égypte, Palestine, Jordanie, Liban, Syrie et Irak) étaient venus pour apprendre à dire ce qu’ils avaient sur le cœur par tous les moyens possibles (films, musique, dessins, blogs, affiches etc.).

On attendait des poèmes, des chansons, des vidéos… mais au bout de cinq jours à peine, ils ont manifesté leur envie de sucreries… non prévues par les organisateurs…

N’obtenant pas de réponse ils ont décidé de s’organiser, et pas n’importe comment. Les plus actifs ont rédigé un manifeste, ameutés leurs semblables au son du tambour, occupé la radio et sélectionné quelqu’un pour négocier avec les organisateurs. “Sans le montrer, nous étions ravis” raconte Ranwa Yehia, la directrice de ArabDigitalExpression.com. Elle était aussi surprise.

Ranwa a le journalisme “dans les tripes “, “c’est ce que j’aime et c’est ce qui m’a faite telle que je suis” m’a-t-elle raconté dans son appartement du quartier Zamalek au centre du Caire. “Mais j’ai renoncé en 2005 quand je me suis rendue compte que les médias traditionnels, c’est de la merde.”

C’est en discutant avec son mari informaticien, Ali Shaath, qu’ils ont eu l’idée de se consacrer à l’expression digitale des enfants arabes. Les premiers se sont retrouvés pendant l’été 2007.

L’organisation fonctionne largement grâce à des donations de différentes fondations. Les frais, y compris le voyage sont pris en charge pour 60% des enfants. 25% payent une partie, le reste étant pris en charge par des entreprises et des donneurs individuels. 15% payent l’inscription qui est de 1 250 USD.

En 2009 ils ont protesté (déjà contre l’absence de bonbons et autre Coca) sans oser se lancer. Mais les temps changent et, en 2010, ils ont pris le pouvoir à l’intérieur du camp. Plus étonnant encore, quand une poignée “d’anciens” ayant participé l’année d’avant ont voulu recommencer de façon arbitraire en 2011, la majorité les a envoyés promener. “Il n’y a pas de consensus,” leur ont-ils dit. “Faites des tracts. Vous devez nous convaincre.” Belle maturité. Il faut dire qu’ils avaient posé les règles dès leur arrivée : “Nous n’accepterons rien de moins que la liberté absolue.” Dans tous les cas, constate Ranwa “leurs slogans sont souvent inspirés des pays d’où ils viennent”.

Le secret de cette étonnante réussite tient en partie à trois règles rigoureusement appliquées par Ranwa et Ali : la proportion des garçons et des filles doit être équilibrée; les différences de condition sociale sont réduites au minimum (tout le monde a le même t-shirt, au début en tous cas); mais surtout, “quand ils découvrent que nous les traitons comme des égaux ça leur donne une extraordinaire confiance en eux (it is amazingly empowering for them)”.

Détail incroyable, les gamins de 2010 avaient même tweeté leur révolte au reste du monde… qui ne s’est rendu compte de rien. Mais pour Ranwa comme pour Ali cela ne fait aucun doute: “Après le 25 janvier [date de la première grande manifestation anti Moubarak qui devait conduire à sa chute le 11 février], nous avons compris rétrospectivement que cette révolte de 2010 était un symbole annonciateur.”

“En 2009 ils avaient demandé. En 2010 ils ont pris ce qu’ils considéraient comme leur droit. Ils avaient cessé de croire que les choses changeraient d’elles-mêmes. C’est très semblable a ce qui s’est passé quelques mois plus tard dans le monde arabe.”

[Visite réalisée le 23 octobre 2011]

Sur le même continent, de l’autre côté du Sahara, sur le versant ouest de l’Afrique Herman Chinery-Hesse s’est mis en tête, pour sa part de prouver que l’aide internationale dont nous faisons grand cas sert beaucoup moins que d’aider entrepreneurs et commerçants à vendre leurs produits et services dans le monde entier.

ShopAfrica53, une entreprise continentale

Grand et fort, joyeux, apparemment nonchalant, celui que tout le monde présente comme le Bill Gates africain n’a ni le pouvoir ni la richesse du fondateur de Microsoft, mais plus de chaleur et une vraie vision.

Après avoir créé sa fortune grâce à une société qui produit des logiciels pour entreprises, ce ghanéen cosmopolite passe à la vitesse supérieure en créant une nouvelle entreprise avec le double objectif d’aider les PME du continent à vendre leurs produits dans le monde entier et, ce faisant, de contribuer au développement mieux que ne pourrait le faire aucun programme d’aide.

Herman Chinery-Hesse a crééSoftTribe.com en 1990 à son retour d’études aux États-Unis et d’un premier travail en Grande-Bretagne. Ingénieur de formation il avait compris qu’on pouvait faire plein de choses utiles avec des ordinateurs et, à la suite d’un pari de beuverie, se mit en tête de convaincre dès l’ouverture des bureaux du lundi suivant une agence de voyage d’Accra, sa ville natale, de l’engager pour l’aider à s’informatiser. Il y est arrivé et il gagne aujourd’hui “des millions de dollars” reconnaît-il sans rentrer dans les détails.

Mais dans une économie contrôlée à 70% par le gouvernement il ne pouvait aller très loin. D’autant plus que quand il entre en concurrence sur un gros contrat traditionnel, les multinationales ont les moyens de faire pression pour se tailler la part du lion. “C’est à cela que nous nous sommes heurtés quand nous avons voulu construire un Microsoft ghanéen”, m’a-t-il expliqué.

La situation étant comparable dans les autres marchés africains auxquels il s’est étendu, il a décidé de chercher de nouveaux clients — essentiellement des PME — avec un modèle d’affaires différent et une technologie adaptée. Ses logiciels sont maintenant dans les nuages, et peuvent être téléchargés avec une bande passante très faible.

Pour gagner ce nouvel espace, il renonce aux contrats annuels et se contente d’un pourcentage minimum de chaque opération réalisée. À une entreprise de bus, par exemple, il demande un pour cent du prix de chaque billet vendu. Le client trouve ça léger mais, au bout du compte ses gains à lui sont appréciables.

Tout ceci est l’amorce d’une stratégie nouvelle. “Pour changer l’Afrique il faut changer la majorité des Africains, il faut s’attaquer à la base de la pyramide”, en tous cas celle que constituent les petites entreprises.

Le gros de l’offensive est constitué par le lancement de ShopAfrica53.com, une sorte d’eBay dont l’objectif est de “servir d’intermédiaire aux PME”, m’a expliqué Hernan allongé sur un coffre dans sa véranda.

Un site web par pays permettra aux marchands d’annoncer leurs produits et aux clients de les commander. Toutes les transactions se font au moyen de SMS.

En l’absence d’un réseau bancaire développé il a fallu créer un système de crédit baptisée African Liberty Card, des cartes à gratter (scratch cards) qu’il produit et met en circulation lui-même. Elles permettent d’enregistrer instantanément une certaine quantité d’argent sur un mobile. C’est un exemple parfait de la nécessité de créer l’infrastructure à laquelle se heurte tout innovateur africain.

La logistique est entièrement confiée aux courriers traditionnels (DHL et autres Fedex). “Ils savent comment aller chercher un colis dans la brousse et le remettre à Toulouse” m’a dit Chinery-Hesse, “je n’ai aucune raison de me casser la tête pour ça”. Le coût de ces opérations est financé par “la différence entre les salaires en Afrique et ceux pratiqués en Europe ou aux États-Unis”.

Il reconnaît qu’il faudra un certain temps à son projet pour s’imposer… Cinq ans peut-être “mais ça sera plus effectif que tout ce que l’aide aura pu faire pendant ce temps. Je ne connais aucun pays qui se soit développé grâce à l’aide. Nous ferons mieux et, en plus, nous le ferons avec dignité.”

[Visite réalisée le 9 octobre 2011]

Mais curieusement et sans que je puisse m’expliquer clairement pourquoi, c’est à Djakarta que j’ai rencontré certaines des personnes qui m’ont le plus impressionnées, deux techpreneuses musulmanes et un Robin des Bois du Wifi qui a beaucoup fait pour mettre son pays on line…

Indonésie : deux “techpreneuses” exceptionnelles

Ollie et Anantya sont deux geeks indonésiennes hors du commun, deux “techpreneuses” comme elles aiment à se définir. Ollie, de son vrai nom Aulia Halimatussadiah, a un site de livres électroniques, tient plusieurs blogs, participe à l’animation de communautés d’enthousiastes digitaux, d’investisseurs et d’éducateurs intéressés par le numérique. Elle a aussi écrit vingt livres dont la moitié sont des fictions sentimentales. Elle s’est donné comme nom de clavier “Salsabeela” ce qui veut dire “fontaines du paradis” en arabe. Elle est diplômée en informatique.

Anantya Van Bronckhorst a fondé en 2006 ThinkWeb.id une agence digitale (50 employés) dont elle est la directrice exécutive. Elle dirige quatre sociétés dont une de relations publiques digitales et une de placement d’annonces reposant sur AdWords de Google. Elle essaye de promouvoir l’adoption de la radio-identification (RFID). Elle anime avec Ollie le chapitre indonésien de “Girls in Tech”, un réseau global qui œuvre à l’inclusion digitale des femmes.

Entrepreneuses, intellectuelles, activistes, informaticiennes, ces deux jeunes femmes de 28 et 32 ans respectivement sont l’incarnation de ces enfants d’Archimède qui font le pari des technologies de l’information pour faire bouger le monde. Leur situation fait que c’est juste un petit peu plus compliqué pour elles.

“La technologie est encore une barrière pour les femmes” explique Anantya. A Girls In Tech, elles organisent des réunions tous les deux mois, font venir des conférencières (et quelques hommes) mais se soucient aussi de pénétrer les écoles et les universités. “Plus nous éduquons les filles jeunes plus elles seront ouvertes aux technologies”, estime Anantya.

Certains parents préfèrent marier leurs filles au plus tôt. Ensuite de quoi la pression sociale les pousse à rester à la maison.

Ollie a du demander la permission de son père pour abandonner son travail salarié et créer son entreprise. Anantya a pu compter sur le soutien de sa famille mais pas sur son argent pour lancer la sienne, car elle n’en avait pas. Elle n’est pas mariée mais lors de sa dernière relation sérieuse, son compagnon lui reprochait de trop travailler. Ses amis lui disent que les hommes ont peur de l’approcher car elle est “au top”.

Ollie vient de divorcer. “Malgré mes efforts pour équilibrer ma vie personnelle et professionnelle, je n’y suis pas arrivée”, constate-t-elle. “Comme toutes les Indonésiennes, j’arrivais au travail à 11h et repartais vers 16h. Je faisais la cuisine. Pour rien car l’égo de l’homme ne supporte pas ce que nous devenons. Il voulait être supérieur ce qui n’a aucun sens car nous avions démarré ensemble. Ma carrière a décollé après mon divorce.”

“Les développeuses sont rares,” explique Anantya. “Aucune n’a posé sa candidature pour entrer à ThinkWeb.id“, son agence. “Ça n’est pas encore compris comme une carrière comme la médecine ou des médias. Le moment est venu de dire que ça permettra de trouver des jobs plus sexy dans un futur proche.”

Parmi toutes ses activités, Ollie fait une grande place à la mode. Dessinatrice de ses modèles, elle se flatte de promouvoir un “muslimah wear“, un style musulman qui flatte la femme tout en respectant les règles de la religion, dont le port du hijab, et vend sa production sur Salsabeelashop.com. “Les technologies de l’information font des progrès rapide dans ce domaine,” estime-t-elle. “J’ai des magasins online et offline. J’utilise Facebook et BBM (BlackBerry Messenger) pour vendre. J’organise des compétitions sur Twitter au cours desquelles nous échangeons des photos de ce que nous portons.”

Soucieuse de faire avancer la communauté en même temps qu’elle, Ollie a participé à la création de StartupLokal.org où ils échangent leurs expériences et les aide à grandir avec Project Eden, le premier accélérateur indonésien pour startups.

[Visite réalisée le 9 avril 2012]

Antennes Wok-boliques et stratégie de l’illégalité

Robin des bois de l’ère digitale, l’ex professeur Onno Purbo vole fréquences et autres longueurs d’onde pour permettre aux plus pauvres et aux plus mal servis d’accéder gratuitement à l’internet. Son arme favorite – pas vraiment secrète puisqu’elle est open source – est une antenne wifi faite avec un wok, la poêle typique de l’Asie du Sud Est et en particulier de l’Indonésie, son pays. Il l’a baptisée “wajanbolic” ce qui peut se traduire (avec licence) par “wokbolique”. Tout un programme technique et social.

Rondouillard et toujours de bonne humeur (pour ce que j’ai pu en voir) il s’amuse comme un fou des coups qu’il porte aux gouvernements quels qu’ils soient. Son premier titre de gloire ayant été d’introduire l’internet en Indonésie en connectant des ordinateurs au moyen de talkies-walkies fonctionnant sur des longueurs d’onde auxquelles il n’avait pas droit. C’était en 1993.

En 1996 “nous avons commencé à nous amuser avec les premières versions de wifi en utilisant une fréquence interdite. L’armée est venue à l’université et j’ai failli aller en prison”, m’a-t-il raconté dans sa maison qui toute entière ressemble à un atelier de bricoleur. Son épouse elle-même travaille à la formation des femmes aux TIC.

Il était dans le collimateur des autorités mais “en s’appuyant sur cet exemple les gens ont commencé à voler les fréquences attribuées à d’autres. C’est facile. Et le gouvernement s’est retrouvé avec un problème sur les bras.” Le directeur responsable des télécoms a fini par le recevoir. Un arrangement a été trouvé. C’est là qu’est né la stratégie : “Je n’avais ni pouvoir, ni argent alors j’ai utilisé les masses pour gagner la guerre.” Il s’est aussi servi de plusieurs invitations à l’étranger (les Sommets de la société de l’information à Genève puis Tunis) qui lui avaient conféré une certaine renommée (voir aussi cet article d’Information Technologies and International Development).

Pour en arriver là, pour que les gens s’emparent de l’idée, il fallait montrer l’exemple et expliquer. Purbo a donc abandonné son poste à l’université pour se consacrer à l’écriture de livres qu’on trouve en ligne (dont un en anglais, le VoIP Cookbook) et à la tenue d’ateliers un peu partout dans le pays où il explique comment procéder concrètement.

Une de ses innovations les plus répandues est donc l’antenne wifi wok-bolique. Une antenne qui permet d’étendre la portée d’un point d’accès jusqu’à 3 ou 4 kilomètres, dit il.

Elle est généralement faite d’un wok (parfois d’un couvercle de marmite) au centre duquel est fixé (dans la plupart des cas) un tuyau de PVC entouré de papier alu. Le wifi est fourni par une clé USB fixée à la partie centrale. Avec un tel système il suffit qu’une seule personne ait accès à l’internet pour ensuite le partager avec sa communauté. “C’est facile à construire” explique-t-il, et tout le processus repose sur les besoins et les interactions des quatre mailing listes de hackers qu’il gère.

Et avec ce genre de type ça ne s’arrête jamais. A l’ère du mobile il passe du wifi à la communication 3G en s’appuyant cette fois de façon plus intense sur la communauté open source mondiale (voir OpenBTS).

Sa recette : bricolage + utilisation de fréquences interdites + éducation comprend même un business model. Tirant sa réputation de ses publications gratuites téléchargées un peu partout en Indonésie il se fait payer entre 200 et 300 dollars par jour pour donner des conférences et monter des ateliers, notamment dans les universités. Pas tous les jours bien sûr mais “ça suffit pour nourrir la famille”. Et les étudiants construisent leurs propres antennes, leurs propres réseaux comme une partie de leurs projets d’études.

Ça finit par créer à la fois les premiers rudiments d’une infrastructure et le début de massification qui oblige les puissants à bouger.

[Visite réalisée le 10 avril 2012]

Question d’un étudiant d’une école de commerce parisienne devant qui je racontais certains de ces exemples : “Alors pour innover faut-il toujours désobéir ?” Condition nécessaire sans doute mais pas suffisante. Innover est plus compliqué que ça. Voyons.

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...