Article paru dans Le Monde daté du 10 mars

Cemil Turun est sans doute le plus ambitieux des entrepreneurs que j’aie rencontrés jusque-là. Il veut créer une devise monétaire qui fonctionne aussi bien online qu’offline (en ligne et hors ligne). Face au scepticisme du journaliste, il s’empresse d’ajouter que son entreprise, Yogurt Technologies (yogurt.com.tr), est une des six premières sociétés turques à avoir reçu de l’argent de capital-risqueurs. Il y a donc des gens qui le prennent au sérieux. Voici son plan.

Première étape, il a créé Yogurtistan.com, « un monde en 3D très différent du jeu en réseau Second Life. Basé sur Adobe Air, il fonctionne sur tous les navigateurs. De là vous pouvez consulter iTunes, lire des livres ou regarder des programmes de télévision en plein écran « .

Comme on passe d’une boutique à l’autre dans la rue, sur Yogurtistan  » on passe du site Migros au site Quick Silver – deux sociétés connues en Turquie – sans changer d’onglet « . Ce qui donne  » un nouveau Web  » qui permet de mieux mimer les comportements hors ligne :  » Quand nous regardons un film au cinéma ou quand nous achetons des jeans, nous créons des données sur nos préférences. Aujourd’hui, elles ne sont pas connectées à nos réseaux sociaux de façon utile « .

L’étape suivante consiste à créer une monnaie qui serve aussi bien à régler des opérations en ligne qu’à  » payer le restaurant dans lequel nous sommes en train de dîner « , explique-t-il. Son idée consiste à ajouter  » une quatrième dimension : notre « engagement » online.  »  » Une épée virtuelle générée au cours des dernières heures ne permet pas d’acheter un verre de vin. «  C’est ce que l’équipe de Yogurtistan veut changer.  » Nous travaillons à la création d’une monnaie spéciale qui fonctionnera dans les deux mondes « , précise-t-il. Il l’a baptisée  » kayme « , un mot du turc ancien utilisé au moment de l’introduction des billets de banque.

En Turquie, Turun s’appuie sur des programmes développés de points de fidélité (loyalty points). » Nous avons passé des accords avec la plupart d’entre eux pour qu’ils soient interchangeables avec notre devise « , explique-t-il.

C’est là que le projet est énorme.  » Un jour, quand vous rentrerez dans ce restaurant, vous vérifierez s’ils acceptent vos crédits Facebook. L’amitié, c’est bien joli, mais dépenser de l’argent est une partie essentielle de notre vie. Nous avons besoin d’une monnaie acceptable dans les deux dimensions. « 

Turun compte déjà parmi ses clients Coca-Cola et Turkcell, la plus grosse entreprise de téléphonie mobile de Turquie. Les marchands sont intéressés par les données recueillies.  » Ils atteindront leurs clients grâce à des applications sur Yogurtistan. Les utilisateurs (qui ne participent que s’ils le veulent) seront payés en kaymes par les marques, et la devise virtuelle sera soutenue par les budgets de pub existants. « 

Ça a l’air fou mais c’est dans l’air du temps. Mark Andreessen (créateur du premier navigateur et gros investisseur de la Silicon Valley) est convaincu que  » le software mange le monde « . Et Reid Hoffman, cofondateur de PayPal puis de LinkedIn, vient d’écrire dans la revue Forbes que  » nous sommes au début d’une vague massive d’innovations dans l’industrie du paiement « . Les développeurs vont maintenant ajouter des fonctionnalités aux cartes de crédit en liant certaines opérations à des applications en ligne.

Turun n’est donc pas le seul à essayer d’innover dans ce domaine, mais peut-il réussir ? Voici sa réponse envoyée par courriel :  » Une société comme Facebook serait dans une meilleure position. Mais elle est trop grosse pour prendre de vrais virages. C’est l’essence des start-up. Nous n’avons rien d’autre que notre volonté de réaliser ce projet. Je crois que si nous réussissons, ça sera parce que je suis assez fou pour croire que nous le pouvons. »

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...