Invité par Le Monde – Cities lors de l’évènement de remise des prix mondiaux de l’innovation urbaine que nous avons organisé à Singapour en juillet dernier, Geoffrey West est l’auteur d’un fascinant livre sur Les lois universelles de la croissance, de l’innovation, de la durabilité et du rythme de la vie dans les organismes, les villes, les économies et les entreprises (Scale: The Universal Laws of Growth, Innovation, Sustainability and the Pace of Life in Organisms, Cities, Economies, and Companies” (Penguin). Un livre indispensable que le public gagnerait grandement à pouvoir lire en français pour mieux comprendre la dynamique urbaine.

Son principal intérêt est une contribution à ce qui semble sur le point de devenir une authentique « science des villes ». S’appuyant sur un travail transdisciplinaire mené à l’Institut de Santa Fe, dont il a été le directeur, il montre le rôle des réseaux dans le développement du vivant, depuis la cellule jusqu’aux systèmes urbains.

Entre autres provocations, fondées, il explique que « New York est la plus verte des villes américaines… par tête d’habitant » ou que « Paris est plus efficace qu’Avignon ».

Pour Geoffrey West “nous vivons à l’âge de l’urbanocène et, globalement, le destin de nos villes est le destin de la planète”. Il nous explique pourquoi.

 

Pourquoi abordez-vous les espaces urbains comme des organismes vivants ?

Bien des caractéristiques des villes évoquent la vie. Elles sont en constante évolution, s’adaptent, évoluent, grandissent sous différentes formes. D’une certaine façon elles se reproduisent. Il est clair qu’elles métabolisent dans le sens où elles utilisent énergie et ressources, notamment en termes de croissance. Elles ont donc beaucoup de points en commun avec les organismes.

Mais les villes sont le lieu d’interactions entre les êtres humains, d’échanges d’informations. Nous faisons tous partie d’un immense réseau social sur lequel nous construisons quelque chose de plus grand. Elles sont l’endroit à partir duquel le comportement collectif mène à de nouvelles inventions, à de nouvelles idées et crée de la richesse. Cela n’arrive pas dans la biologie à moins que l’on utilise une période extraordinairement longue. 

Du fait des réseaux sociaux ?

L’image que nous avons du réseau social est désormais confondue avec les réseaux comme Facebook, Instagram, Twitter et tout le reste. Ils en font partie mais, dans l’histoire de l’humanité, tout a commencé par la découverte du langage, l’échange d’informations, le stockage de la mémoire, la découverte de l’écriture, etc. Ça nous a permis de construire sur des choses qui existaient déjà. La ville est comme un moteur que nous avons créé pour faciliter l’interaction sociale et l’échange d’information qui facilitent une rétroaction positive [qui amplifie le changement].

Pouvez vous nous expliquer l’importance de la notion de “systèmes complexes adaptatifs” que vous utilisez et nous dire en quoi ils aident à comprendre les villes?

Les trois mots comptent. 

Les systèmes sont le comportement collectif d’un grand nombre d’individus ou agents. Un corps contient dix trillions de cellules qui interagissent de manière holistique. Mais les pièces individuelles font leur travail sans savoir ce qui se passe au niveau supérieur où peuvent apparaître des propriétés émergentes.

Le complexe doit être distingué de ce qui est compliqué. Une paire de ciseaux est une simple machine alors qu’un Boeing est extrêmement compliqué, mais il n’est pas complexe parce qu’on peut écrire un livre qui indique exactement comment le construire ce qui n’est le pour Barcelone ou Paris. Les villes sont à la fois complexes et compliquées.

 Le mot “adaptatif”, indique que le système réagit de manière continue à l’environnement au fur et à mesure qu’il évolue, avec le changement climatique par exemple. Les villes en sont une manifestation formidable comme l’indiquent aussi les migrations urbaines.

Dans votre livre, vous parlez de la circulation sanguine chez les mammifères. Pourquoi est-il important de comprendre cela quand on s’intéresse aux villes?

En gros, si je double la taille d’un mammifère, on pourrait penser qu’il a besoin de deux fois plus d’énergie pour se maintenir. Or il n’a besoin que de 75% en plus. Cette économie d’échelle s’applique à tout ce qui est mesurable chez tous les mammifères, qu’il s’agisse du métabolisme, de la taille, ou du temps qu’il faut pour mener une gestation à maturité. On retrouve toujours une règle – indiquant une moyenne – basée sur une formule mathématique simple. Cela tient au fait que toute vie est soutenue par des réseaux.

Il en va de même pour les villes qui sont – pour ce qui est de leurs composantes physiques et de la manière dont ils font bouger les ressources – un ensemble de réseaux (lignes de métro, trains, bus, installations électriques ou systèmes d’aqueducs) analogues à ceux de nos corps (système respiratoire, sanguin, rénal, etc.).

Qu’est-ce que cela implique?

Dans le contexte biologique on retrouve toujours un “quart” d’économie dans tous les domaines à mesure qu’on double la taille [souris, chien, cheval, buffle, baleine etc.]. De la même manière, bien qu’elles ont une histoire, une géographie et une culture différentes, New York est une Los Angeles en plus grand, qui est une Chicago en plus grand, une Santa Fe en plus grand.  Nous avons fait des tests avec des données correspondant à de multiples caractéristiques comme le nombre de stations d’essence. Nous retrouvons toujours la règle évoquée plus haut.

Voulez-vous dire qu’il existe un semblant d’universalité pour les villes ?

La réponse est “oui” mais elle se divise en deux classes interconnectées. La première, qui concerne l’infrastructure (transports, routes, constructions) ressemble à la biologie. La seule différence est qu’au lieu d’un quart, l’économie d’échelle est de 15%. Si vous doublez la taille de la ville, au lieu d’avoir besoin de deux fois plus de longueur de routes….vous avez seulement besoin de 85% en plus. En ce sens, Paris est donc plus efficace qu’Avignon. Curieusement, cela se répète à travers le monde : tous les systèmes urbains présentent le même phénomène d’échelle.

Le vrai bonheur est venu quand nous nous sommes penchés sur les quantités propres aux comportements sociaux pour lesquels nous avons découvert un passage “surlinéaire” à l’échelle. Nous avons les données. Si vous doublez la taille d’une ville, au lieu d’avoir deux fois plus de brevets, vous en aurez deux fois plus + 15%. Cela vaut pour salaires, innovations, nombres de restaurants, d’institutions éducatives, de crimes, de maladies.

Comment l’expliquez-vous ?

La caractéristique universelle d’une ville est qu’elle est faite de gens en interactions dans le cadre d’un comportement collectif. Malgré nos différences culturelles mineures, nos réseaux sociaux sont similaires. Les regroupements sociaux tels qu’entreprises, structures, groupes ont des comportements génériques et systémiques semblables que beaucoup d’anthropologues et de sociologues ont découvert.

La raison pour laquelle on constate un développement surlinéaire dans les villes provient d’une propriété des réseaux sociaux qui n’existe pas dans les réseaux biologiques : la rétroaction positive. Je vous parle, vous parlez à d’autres gens. Avec un peu de chance vous prendrez des notes. Ça sera publié et nous avançons d’une certaine manière. C’est aussi l’origine du fait que le feedback positif mène à l’accélération. Les choses vont de plus en plus vite. Il y a davantage d’interactions sociales dans une grande ville que dans une petite ville.

Comment détectez-vous cette accélération ? 

Avec l’aide du MIT, nous avons analysé des millions d’appels entre téléphones mobiles dans des villes du Royaume-Uni et du Portugal. Chaque doublement de la population se traduit par un doublement des appels + 15%. La dynamique des réseaux détermine les rythmes de vie et la rétroaction positive [qui amplifie les changements] entraine leur accélération. Nous affirmons que c’est l’origine des salaires plus élevés, des gens plus occupés, des vies plus “sexy” dans les villes.

Une version de ce billet a été publiée sur le site du Monde.fr le 20 février 2019.

Photo : Vue d’Amman (Jordanie) prise en 2017 depuis la citadelle romaine (Le Monde)

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...