Dakar : des liens faibles aux liens forts

Chapitre 3 – Créer deux, trois, d’innombrables Silicon Valleys

Sénégalais, libanais et français, Karim Sy illustre combien les mélanges de races et de cultures sont fertiles. Informaticien (études à Montréal), il a lancé sa première entreprise à 19 ans.

Vingt ans plus tard, il dirigeJokkolabs.net à Dakar, un de ces curieux espaces d’où pourrait fort bien naître une partie essentielle de l’Afrique de demain… celle-là même dont on commence à nous dire que c’est le continent qui monte.

Jokkolabs est un espace de travail collaboratif (coworking). Il y en a plus de 2000 dans le monde dont 23 en Afrique. Un « coworking visa » permet aux membres de 200 d’entre eux de travailler librement chez les uns ou chez les autres. « Nous nous insérons dans l’économie contributive », m’a expliqué Sy dans un restaurant de poissons, battu par les vents au bord de l’Océan. « Un modèle un peu idéaliste mais qui permet d’être en même temps dans le global et dans le local. »

Il s’inspire des plus belles traditions africaines comme « Ubuntu », l’interdépendance chère à Desmond Tutu, et de l’esprit Open Source avec un pari clair en faveur des technologies de l’information et la volonté « de trouver des solutions d’avenir par l’usage des possibilités » qu’elles offrent.

Jokkolabs se définit comme un action tank… un lieu d’action tout autant que de pensée. « Un centre d’innovations technologiques et sociales qui travaille aussi au développement de l’individu, un think tank qui ne repose pas sur des experts, mais sur l’expérience des personnes. » Karim Sy croit « à l’entrepreneur connecté avec conscience de son interconnexion et une réelle sensibilité au durable ».

Le discours est tellement sympathique que le journaliste ne peut contrôler le réflexe d’être sceptique. Mais, notamment en Afrique, de tels lieux de rencontres sont indispensables. Encore faut-il distinguer les espaces de coworking des incubateurs, préférés des institutions et des investisseurs qui peuvent y financer le développement de startups.

Dans les uns comme dans les autres on trouve des facilités techniques et la possibilité de rencontrer des pairs. Mais dans les incubateurs que j’ai vus, chaque entreprise a son bureau où elle s’enferme pour développer en secret son projet. Les espaces communs sont utilisés pour réseauter lors d’évènements spéciaux.

« Le réseau est fait de liens faibles », rappelle Karim Sy. « Ça ne suffit pas. Il faut les transformer en liens forts. Mon rôle est de sentir la disposition des candidats pour encourager l’éclosion de la communauté. »

C’est la partie de la recette Silicon Valley qu’on ne peut pas récréer institutionnellement. L’argent et les cerveaux peuvent être plus ou moins facilement réunis, mais comment faire pour que les individus tissent des liens de façon informelle et donc forte ? Car la difficulté est là : plus les liens sont formels, organisés dans le cadre d’une hiérarchie, plus ils sont visibles, moins ils sont forts.

Le besoin, en tous cas, s’est manifesté tout naturellement lors d’une réunion à bâtons rompus organisée pour moi par Karim Sy avec une quinzaine de blogueurs dans les locaux de Jokkolabs. Un développeur y fait état de ses inquiétudes économiques, de sa volonté d’entreprendre : « Il faut vivre en fonction des potentiels du marché. Si nous n’avons pas de motivation, ça ne marche pas. »

La plupart des présents sont vraiment favorables à l’entreprise. Soukaye Dieng, une sage femme en boubou blanc immaculé qui lutte pour la participation de la société civile à la mise en œuvre de meilleures politiques de natalité est d’accord. Mais rien n’arrive de bien à qui s’isole du monde, de ses problèmes et de ses gens. « Le développeur doit aussi s’intéresser à ce qui se passe autour de lui », estime-t-elle. « Il doit améliorer ses relations avec les communautés [comme la sienne]. Il faut donc créer la connexion entre les deux et les amener à travailler ensemble. » Il y a toujours des communautés, encore faut-il s’ouvrir à elles (et les aider à s’ouvrir plus le cas échéant). Une démarche qui ne se décrète ni ne s’impose.

[Entretien réalisé le 4 octobre 2011]

Cette transformation du réseau en communauté d’innovateurs et l’ouverture de cette dernière sur celles qui l’entourent laisse entrevoir une complexité en quête d’un concept.

Et si c’était une affaire d’écosystème ?

Toutes les idées sur les conditions favorables à l’innovation – les échanges, l’ouverture, l’importance des lieux, le besoin de compétences différentes, la nécessité de s’appuyer sur des communautés, la difficulté de les faire émerger artificiellement ou de l’extérieur, etc. – peuvent se résumer en un terme sur lequel presque tout le monde semble d’accord : celui d’écosystème innovant. On entend par là un jeu complexe d’assemblages technologiques et de rencontres humaines qui gagnent à puiser dans la diversité la plus grande.

Reprenons quelques points clés.

Les innovations sont toujours le résultat d’assemblages improbables d’éléments souvent connus qui permettent de mettre à la disposition de la société des produits, des processus, des services « objectivement nouveaux ou améliorés », comme dit l’OCDE.

Le livre de Steven Johnson, « Where Good Ideas Come From », nous a permis de comprendre qu’elles sont toujours le fruit de processus lents et donc liés à la notion d’assemblage et de diversité. Les éléments sont là depuis longtemps et l’innovation devient possible du jour où on trouve comment les accommoder d’une façon nouvelle.

De telles assemblages dépendent de rencontres – elles aussi improbables, mais que l’on peut favoriser – entre personnes différentes mais animées du même esprit d’entreprise. Celles qui l’ont se caractérisent – définition simple et ouverte – par la décision d’assembler des ressources qu’elles ne contrôlent pas (encore) pour réaliser une idée, qui est, au départ, de l’ordre du rêve. Libre à chacune de s’y lancer pour gagner de l’argent (entrepreneurs d’affaires), créer une société socialement responsable (entrepreneurs sociaux), faire bouger une grosse boîte (intrapreneurs) ou le monde social et politique (entrepreneurs activistes).

Ces personnes ont donc besoin d’endroits pour se croiser par hasard, se retrouver, échanger des idées, partager des projets, envisager de se lancer dans une aventure commune. Je les ai trouvées dans les cafés des centres commerciaux de Kuala Lumpur (tous tenus d’offrir un accès à l’internet), dans les locaux à « polliniser les idées » du JokkoLabs de Dakar, comme dans les conférences d’Arabnet.meorganisées en différents points du monde arabe.

Reste à trouver les investisseurs disposés à financer ces aventures toujours risquées. La phrase la plus commune écoutée à chacune de mes escales est « Il y a de l’argent ici mais ceux qui le détiennent n’investissent pas dans le virtuel ou dans des aventures qu’ils jugent peu sûres. » Vrai blocage.

Pour en sortir il faut une réussite marquante qui aide à comprendre qu’on peut réussir dans le digital avec une idée. C’est ce qui est arrivé à Tel Aviv avec ICQracheté en 1998 par AOL et à Mumbai avec IndiaGames racheté en 2011 par Disney.

[Écrit le 4 juillet 2012]

Partout je rencontre des gens disposés à faire le pari de l’innovation pour se développer, s’enrichir ou faire bouger leur monde. Mais cela prend du temps pour la simple raison que les écosystèmes sont, par définition, complexes et vivants.

La notion d’écosystème dans la nature

Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre l’importance de Silicon Valley dans l’économie étatsunienne et donc pour essayer de la reproduire. La première réaction a consisté à tenter de la copier, de la reproduire littéralement ou presque. Puisque – pensait-on – sa force tient à la présence de chercheurs et donc d’universités de bon niveau, de financiers et de soutien de l’Etat (que les chantres du modèle californien passent souvent sous silence), réunissons les mêmes ingrédients et nous aurons notre région innovante capable d’entraîner le reste du pays. Las.

Les Français connaissent Sophia Antipolis. Les Suédois sont familiers de Kista (aussi connue comme Chipsta), un faubourg de Stockholm, et les Kenyans sont en train d’apprendre ce qu’est – ou plutôt sera (si tout se passe bien) – Konza City créée en pleine savane. Il est trop tôt pour dire ce qu’il adviendra de cette dernière mais ces tentatives de copie du modèle n’ont, jusqu’à présent, pas eu le succès escompté. Même quand les discours qui les accompagnent promettent de les adapter aux conditions locales. La raison en est simple à comprendre aujourd’hui (mais le passage du temps était indispensable) : réunir certains des éléments essentiels ne suffit pas à créer le tissu d’échanges complexes qui lui donne vie. D’où la notion de « système d’innovation » proposée par le Suédois Bengt-Åke Lundvallen 1985 pour souligner l’idée fondamentale que l’innovation est d’abord un processus interactif.

Il la définit comme « […] les éléments et les relations qui interagissent dans la production, la diffusion et l’utilisation de connaissances nouvelles et économiquement utiles […] ».

Un document de l’OCDE (pour qui il a travaillé de 1995 à 1997) précise que « le concept de systèmes nationaux d’innovation repose sur la prémisse que la compréhension des liens entre les acteurs impliqués dans l’innovation est essentielle pour améliorer les performances de la technologie. Innovation et progrès technique sont le résultat d’un ensemble complexe de relations entre les acteurs qui produisent, distribuent et appliquent différents types de connaissances. »

La clé dans tout cela est qu’il ne sert à rien de prendre en compte les acteurs (entités publiques, entreprises, universités, centre de recherche et les gens qui y travaillent) si l’on n’inclut pas les interactions qu’ils tissent. D’où la notion, plus utilisée aujourd’hui, d’écosystème innovant.

La notion d’écosystème vient de la biologie où elle est apparue en 1935 sous la plume d’Arthur Tansley. De quoi s’agit-il ?

  • La convention sur la diversité biologique adoptée lors du Sommet de la terre à Rio en 1992 donne la définition suivante : « Complexe dynamique formé de communautés de plantes, d’animaux et de micro-organismes et de leur environnement non vivant (air, terre, eau) qui, par leur interaction, forment une unité fonctionnelle. »
  • Le Palais de la Découverte précise que « les espèces végétales et animales d’un même milieu sont non seulement liées au milieu physique (sol, climat) dans lequel elles vivent mais aussi entre elles par les relations de prédation, mutualisme, compétition, parasitisme, ou symbiose … Ces relations complexes se traduisent par des échanges de matière et d’énergie à l’intérieur de l’écosystème mais aussi avec l’extérieur. En effet, un écosystème n’est pas fermé. »
  • « Il ne s’agit donc pas », nous explique le CNRS « d’un élément figé, mais d’un système issu de la coévolution entre les différents êtres vivants et leurs habitats».

Si nous synthétisons tout cela, il s’agit, dans un espace donné (qui peut être de taille variable), d’un ensemble d’éléments vivant en relations complexes entre eux et avec leur environnement qui évolue du fait de ces interactions et parce qu’il est ouvert sur l’extérieur.

Le parallèle des écosystèmes innovants avec la nature peut prendre des aspects très concrets comme le montre fort bien ce billet d’un blog consacré au Great Pacific Garbage Patch : « […] les végétaux alimentent les herbivores puis eux-mêmes les carnivores. A la mort des êtres vivants, animaux et végétaux sont décomposés grâce à des micro-organismes qui permettent de remettre dans les sols des éléments nutritifs pour la croissance des végétaux et le cycle recommence. »

On voit bien comment une telle image peut être utilisée à propos de la lutte des startups, de leur disparition ou absorption par des prédateurs plus grands alors que les ingénieurs et entrepreneurs, sorte de micro-organismes du milieu considéré, sont réappropriés et remis en marche par d’autres organismes vivants ou entreprises plus aptes à survivre.

Les écosystèmes apparaissent. Ils peuvent sans doute être protégés et les créer n’est pas impensable (on trouve plein de cours enseignant aux enfants comment en créer un). Mais personne ne peut les faire fonctionner comme il veut, les contrôler, les diriger. Tout au plus peut-on les influencer, introduire de nouveaux éléments en freiner d’autres mais sans jamais savoir ce qu’il en résultera du fait des interactions complexes sur lesquelles repose leurs dynamique.

[Ecrit en août 2013]

Créer un écosystème innovant n’est peut-être pas impossible (nous y reviendrons plus tard) à condition de comprendre cette notion d’interactions complexes sur lesquelles on ne peut agir directement. Voyons comment le Kremlin tente de relever ce défi.

Skolkovo : La Silicon Valley du Kremlin

Katia Gaika (officiellement Ekaterina) sait parfaitement jouer sur les nuances mais, face au journaliste, elle s’applique d’abord à faire passer des messages simples.

« Le but est de former un écosystème avec des startups, des entrepreneurs, des chercheurs, des capital risqueurs et de leur faire sentir qu’ils sont une communauté », m’explique-t-elle à propos du projet Skolkovo. Elle y est responsable R&D du cluster technologies de l’information.

Présenté par le Moscow Times comme la « Kremlin’s version of Silicon Valley », Skolkovo est peut-être la plus pure tentative récente de la reproduire. Comptant sur les ressources de la Russie, de son gouvernement, de ses ingénieurs et chercheurs de très haut niveau et de ses entrepreneurs décidés, l’initiative a tout pour réussir. Sur le papier.

Katia semble convaincue du succès. « On peut y vivre et y travailler comme à Silicon Valley, » m’a-t-elle expliqué avec conviction (le soleil en moins et la neige en plus ne puis-je me retenir de penser). Un train permettra de se rendre dans le centre de Moscou en une demi-heure et l’aéroport sera d’accès facile.

Mais comment réussir avec une initiative qui vient d’en haut dans un domaine où les tentatives les plus dynamiques semblent venir d’en bas ? La réponse est poétique, presque inspirée. « L’herbe abonde en Russie », me dit-elle « et nous devons enrichir la terre. C’est ce que nous faisons. Nous labourons, créons des opportunités, fournissons des role models aux étudiants. Nous leur montrons qu’il est possible de gagner de l’argent avec son cerveau et qu’être créatif peut apporter richesse et bonheur. »

Et puis ça n’est pas la première fois que les Russes créent des villes à partir de rien. Plus qu’aux « cités de la science » soviétiques, les fameuses naukograd, elle pense à Saint Petersburg créée par Pierre le Grand sur un marécage et devenue « l’une des plus belles villes de Russie ». « Changer de paradigme est souvent la seule façon de changer quelque chose en Russie. Il faut prendre le risque et c’est ce que nous faisons. Skolkovo n’est pas une question de géographie. C’est une philosophie, une idéologie. »

Situé à la périphérie de Moscou, le projet a été lancé par Dmitry Medvedev quand il était président pour marquer la volonté de modernisation du pays dans cinq domaines : les technologies de l’information, l’énergie, le secteur biomédical, l’espace et le nucléaire.

Entreprise à but non lucratif, la fondation Skolkovo anime les différentes pièces de l’ensemble. L’une des plus importantes est l’Institut pour la Science et la Technologie (SkolTech). Créé en 2011 en collaboration avec le M.I.T. (qui lui a même prêté un président, Edward Craley, professeur d’aéronautique) il se targue d’être le premier « à entièrement intégrer recherche, éducation, innovation et entrepreneuriat » au niveau de la maîtrise et au-dessus.

Le pendant “affaires” (les choses sont faites avec soin) est la Skolkovo Moscow School of Management, une business School privée indépendante de la Fondation et créée en 2006 dans le même esprit, sur le même espace (400 ha).

Différence notable avec ses prédécesseurs soviétiques, Skolkovo est ouverte sur l’extérieur. Loin de se cacher les dirigeants veulent qu’on connaisse son existence, son effort et bientôt, peut-être, ses réalisations. Il accueillera plusieurs grosses boîtes internationales, de Microsoft à Siemens en passant par Cisco, IBM, Boeing, Philips, Pfizer, Tata, Gazprom. 52 fonds de capital risque, un millier de startups ont suivi le mouvement (juin 2013). Tout ce joli monde est attiré par la concentration de talents et de ressources financières (des allégements d’impôts aux bourses et fonds d’investissement).

La moitié pleine de la bouteille contient plutôt de la bonne vodka. Selon le Financial Times, 1,6 milliards de dollars avaient été investis avant juillet 2013, 13 000 emplois avaient été créés et un cinquième des startups étaient déjà rentables ce qui, partout, ferait figure de succès fabuleux. En termes d’allocations et de concentration de ressources, il est difficile de faire mieux en moins de temps sur un espace plus réduit.

L’autre moitié est faite d’accusations de corruption et de bagarres politiques. Elles se traduisent par une curieuse danse entre les deux principaux dirigeants du pays.

Vladimir Poutine a décidé à la mi-juin 2013 d’annuler une disposition de son prédécesseur qui obligeait les entreprises publiques à contribuer à la dotation (endowment) dont vit SkolTech, explique le Moscow Times. Rien de leur interdit d’y participer volontairement a précisé son porte-parole dont je ne suis pas parvenu à savoir quel genre de sourire il avait.

Début août, Medvedev annonçait la disposition de son gouvernement à y consacrer 15 milliards de dollars d’ici à 2020. Restons gigantesques.

Difficile de s’y retrouver pour les non kremlinologues. La contribution obligatoire pouvait sembler une solution au démarrage. La supprimer au bout d’un moment semble légitime… surtout si on dégage des fonds d’un autre coté. Mais cette lecture optimiste ne semble pas dominer. On y voit plus volontiers un affrontement entre les libéraux de Medvedev et le groupe plus conservateur proche de Poutine. Selon le FT il risque d’entraîner « la mort de la modernisation comme stratégie économique du gouvernement russe ».

Les 15 milliards de dollars débloqués par Medvedev semblent indiquer que ces peurs là sont exagérées. Mais ses déclarations au moment de l’annonce méritent réflexion. « C’est beaucoup d’argent, » a-t-il précisé « et donc le contrôle devrait être permanent. »

Le mot est lâché. Une bonne partie du problème est dans cette phrase bien intentionnée. Pour deux raisons :

  • la volonté, et la possibilité de contrôle de la part du gouvernement situent l’entreprise au centre de toutes les batailles politiques ;
  • quand un État investit des sommes aussi vertigineuses et consacre autant d’efforts à un tel projet il entend le contrôler, ce qui est parfaitement contradictoire avec la dynamique d’un écosystème.

[Écrit en août 2013]

Skolkovo est un exemple gigantesque et compliqué qui peut laisser sceptique et dont nous ne pourrons pas juger les résultats avant de nombreuses années. Mais l’envie d’imiter Silicon Valley n’est pas une question de taille comme nous le montre le cas de Newry, une ville d’Irlande du Nord de 27.000 âmes.

« N’essayez pas de copier Silicon Valley »

Pour populaires qu’elles soient partout dans le monde, les annonces, selon lesquelles telle ou telle ville, tel gouvernement, parti ou politicien en période électorale s’engagent à copier le phénomène californien, ne pouvait qu’entraîner des réactions inverses. Elles viennent sous deux formes.

La première est méprisante comme cet article de Trevor Gilbert dans le Pandodaily publié en mai 2013 sous le titre « You Will Not Be The Next Silicon Valley, Please Stop Trying ». Il s’y moque de Newry, une petite ville d’Irlande du Nord qui affiche son ambition de devenir le prochain point d’attraction des startups européennes. Son seul intérêt, selon Gilbert, étant qu’on y tisse de la laine qui tient chaud en hiver quand les codeurs n’ont guère mieux à faire que de coder devant les petites lucarnes de leurs ordis géants.

C’est une caricature bien sûr mais elle correspond assez bien à l’état d’esprit de ceux qui, dans les parages de Silicon Valley, sont convaincus que la seule solution pour startups, innovateurs, entrepreneurs et designers du monde entier consiste à venir les rejoindre.

The Next Web, qui se caractérise pour son excellente couverture de l’innovation digitale un peu partout dans le monde (j’y ai brièvement collaboré) n’a mis que 24h à moucher le jeune Gilbert. Martin Bryant (auteur d’un article sur l’effort de Newry pour attirer les startup en s’appuyant sur un incubateur et un bon collège technologique) y répond tout simplement en faisant mouche sur les quatre points essentiels :

  • Pourquoi ne pas aspirer à construire un écosystème durable d’entrepreneurs ? « Pour quelle bonne raison quelqu’un ne voudrait-il pas cela ? »
  • Comment mieux attirer l’attention des intéressés potentiels qu’en se référant à Silicon Valley ?
  • Ceux qui réussissent dans le monde « n’essayent pas de copier Silicon Valley, « ils regardent ce qu’elle a fait et le modifient pour l’adapter aux circonstances locales ».
  • « Ça peut prendre 50 ans, mais dire que Silicon Valley est l’incontestable capitale technologique du monde pour toujours est, le moins qu’on puisse dire, naïf. »

[Écrit en août 2013]

Il faut donc creuser, avec méthode. Heureusement, les recettes intelligentes ne manquent pas.

Singapour : La grenouille joyeuse aide à devenir magicien

JFDI, Just Fucking do it est un acronyme familier des geeks qui quand ils doivent reprendre quelque chose se disent avec un soupir : “Ya plus qu’à le faire” ou, traduction plus littérale “Putain, fais-le”, ou encore “fais-le et ferme ta gueule”.

C’est aussi une bonne définition de ce qu’est un entrepreneur. C’est le premier pas de l’expérimentation constante. C’est comme ça qu’on peut voir si on a raison ou pas, qu’on peut se tromper vite et recommencer souvent.

Pour populaire et limpide qu’elle soit, l’expression n’est pas des plus élégantes. Les dictionnaires qui osent la définir prennent souvent la précaution de mettre les astérisques de rigueur.

Et pourtant, Meng Wong, geek et entrepreneur singapourien rêve d’entendre son premier ministre utiliser l’expression. Ça serait un vrai choc dans une culture aussi traditionnelle que celle de cette cité-Etat, véritable hub des technologies de l’information du Sud-Est Asiatique, la région où, selon lui, se trouve le “prochain milliard de clients” dont rêvent toutes les grosses boîtes en quête de croissance, toutes les startups qui rêvent de conquérir le monde.

Pour les aider, pour les attirer, il a donc créé avec Hugh Mason, un britannique devenu local, le Joyful Frog Digital Incubator ou JFDI.Asia. Et il a suffisamment de succès pour envisager de voir son rêve initial se réaliser tout en gagnant de l’argent et en contribuant à l’émergence d’un écosystème innovant à Singapour.

Pour Hugh qui a la candeur de l’immigrant, Singapour est “plus une compagnie qu’un pays”. On y est enfant jusqu’à la mort de ses parents ensuite de quoi on devient parent à son tour sans jamais avoir l’opportunité d’être un adulte indépendant. Selon lui les valeurs de Singapouriens sont la paix, l’harmonie, le respect des anciens. “Rien de ça n’est bon pour l’innovation”, dit-il “où ce qu’on veut c’est de la disruption”.

Le plus problématique se résume en un mot du dialecte chinois local : “kiasu“, la peur de passer à côté de quelque chose ou de voir quelqu’un d’autre réussir mieux que soi. Wikipedia que Hugh m’a conseillé de consulter sur le terme, donne entre autres exemples, le fait de faire la queue très longtemps à l’avance pour être sûr d’avoir accès ou le fait que les parents forcent leurs enfants à faire des études poussées et à rentrer dans les plus grosses boîtes. Tout ceci est incompatible avec le risque qu’on prend quand on lance une startup. Surtout si, pour ce faire, il faut abandonner un bon emploi dans une entreprise établie.

Profitant du fait que la cité-tat est une “île de stabilité dans un océan de chaos” mais qu’elle est aussi à 5h d’avion des plus gros marchés du monde, les deux compères – Hugh Mason et Meng Wong ont lancé un accélérateur copié sur le modèle de Y Combinator et de TechStars, incontournables références en la matière. En 100 jours, ils mènent les startups qu’ils hébergent de l’idée à un investissement leur permettant de la réaliser. Ils choisissent des équipes plutôt que des individus. Ils les font venir à Singapour (en payant leur voyage), leur donnent 15 000 dollars à chacun en échange d’une participation qui varie entre 5% et 20% au capital de leur entreprise. “Nous co-fondons leur business avec eux”, explique Hugh.

“Il ne fait aucun doute que Silicon Valley est le centre de notre univers, en tous cas qu’il est perçu comme tel” explique Meng. “Mais Singapour a une chance raisonnable de devenir la capitale des startups de l’Asie du Sud-est”.

La force de Silicon Valley tient selon lui à l’esprit européen de la Renaissance et à la culture de la Californie créée par des gens qui avaient du émigrer deux fois (vers les Etats-Unis puis vers la côte Ouest). “Ils respectent les entreprises folles et traitent bien les nouveaux venus,” précise-t-il.

Alors que nous déjeunons dans un restaurant où le buffet sert des plats d’à peu près toutes les cultures (asiatiques et européennes en tous cas), il prend le lieu comme un bon exemple du fait qu’à la bonne infrastructure et au climat favorable au business, il faut ajouter “la tolérance, les multiples cultures, la fertilisation croisée et même une sorte d’effet Médicis,” une vision selon laquelle les idées les plus disruptives naissent à la jonction de différentes cultures, industries ou disciplines. Il est convaincu de la valeur de la loi de Clark selon laquelle “toute technologie suffisamment avancée ne peut être distinguée de la magie”. Si elle l’est, alors elle n’est pas innovante, précise-t-il.

Ce qui rend Singapour intéressant, raconte Meng, c’est qu’elle est dirigée par un informaticien (et mathématicien) – Lee Hsien Loong -. “Il prend ses décisions sur la base de preuves, comme un scientifique. C’est très différent de la façon dont un politicien dirige un pays.” Meng semble considérer qu’il a compris que “l’immigration est la clé de l’innovation. Il faut laisser rentrer les immigrants un peu cinglés… mais ça pose des problème en période d’élection.”

JFDI, par exemple, n’avait qu’une minorité de Singapouriens dans les équipes qu’il formait au moment de notre entretien. “C’est fait exprès” m’a-t-il expliqué. “Si nous venons devenir un hub pour les startups de l’Asie du Sud-est, nous devons recruter des équipes de toute la région.”

“On parle beaucoup des BRIC [Brésil, Russie, Inde, Chine] mais nous sommes le ciment qui les unit. L’Inde et la Chine ont leur propre centre de gravité. Les Indiens ne vont pas en Chine. Les Chinois ne vont pas en Inde. Mais les deux viennent à Singapour.”

Toutefois lancer une culture d’innovation n’est pas si facile. “Nous nous heurtons à des tas de problèmes que les Anglais ou les Américains n’ont pas. Même si une startup échoue là-bas, elle a une chance d’être rachetée par Google ou par Facebook. Ici, l’écosystème est moins développé. Les investisseurs ne voient pas la sortie, alors ils hésitent.”

C’est pour beaucoup une question de culture. “Dans les religions orientales il n’y a pas d’âme,” m’explique Meng Wong. “Quand vous demandez à un asiatique ce qui le passionne, il ne comprend pas et répond ‘Je fais ce que je suis censé faire’. J’aimerais développer l’idée de l’esprit individuel en Asie, même s’il ne faut peut-être pas donner trop d’importance à l’innovateur individuel. Mais aujourd’hui, la meilleure expression de cet état d’esprit se trouve à Silicon Valley où on est réceptif aux idées nouvelles, au fait que les gens vivent leurs rêves, ce qui est une nuance intéressante.”

“Jusqu’à il y a 200 ans, pour conquérir le monde il fallait être Gengis Khan ou Napoléon. Il fallait avoir une armée, la déplacer, envahir. Grandir dépendait du nombre de personnes. Mais depuis l’aube de la révolution informatique les gens peuvent conquérir le monde. Ils peuvent gagner en importance grâce à la technologie, pas grâce au nombre de personnes qu’ils contrôlent. Je peux écrire un software dans mon coin. C’est exactement la dichotomie, la différence entre le roi et le magicien. S’ils ne peuvent pas devenir des rois, je voudrais aider plus de gens à devenir des magiciens.”

Peu de gens le disent aussi joliment que Meng Wong, mais ils sont nombreux à essayer de par le monde. Les ingrédients sont connus. Reste à trouver la recette que chacun accommode à sa façon comme le font par exemples ces Indiens avec leurs excubateurs…

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...