Matrices innovationnelles
Ça n’est pas un hasard si les startups s’épanouissent dans des incubateurs. La métaphore de la naissance délicate, de la venue assistée au monde rend bien compte de la difficulté du processus, de la fragilité de ce qui en sort… dans le meilleur des cas.
Mais tous les soins ne serviraient à rien si la créature n’avait point eu, d’abord, la possibilité d’être conçue puis de s’être formée dans un espace encore plus protégé : la matrice.
Quelles que soient les méfiances que doivent nous inspirer les métaphores faciles, celle-ci fonctionne plutôt bien pour rendre compte du processus complexe qui conduit parfois à la naissance d’une nouvelle entreprise. Même quand il s’agit des plus grandes comme Microsoft, Apple, Google, eBay, Amazon, Facebook ou Twitter.
Les dynamiques d’innovation apparaissent toujours dans des cadres qui leurs sont favorables et qu’on peut se représenter sous formes de matrices… au double sens du terme : celui de la gestation et celui, plus mathématique, des deux axes qui se croisent à angle droit.
En matière d’innovation et de création d’entreprises, les matrices que j’ai trouvées un peu partout dans le monde sont faites de deux éléments clés :
- lieux ouverts dans lesquels ingénieurs, designers et entrepreneurs peuvent travailler, échanger des idées et les creuser sur un rythme de gestation plutôt lente (et c’est bien pour ça qu’on essaye, j’y reviendrai, de les « accélérer »).
- Évènements connecteurs et facilitateurs de rencontres plus fugaces mais plus faciles à organiser et dans lesquels le brassage peut-être bien plus ample, plus ouvert sur tous les extérieurs, qu’ils soient professionnels ou géographiques.
Dans un cas comme dans l’autre il s’agit de brasser autant de diversités que possible, qu’elles soient de compétences, de lieux, de genres, d’intérêts, d’aptitudes, de talents ou de ce que vous voudrez.
[Écrit en décembre 2013]
Ça commence avec les machines à café autour desquelles on se retrouve le temps d’un noir ou d’un crème et ça continue avec la cafeteria, la cuisine, mais aussi les portes qui donnent sur la cour ou sur la rue dans l’embrasure desquelles on échange nouvelles et idées en fumant une clope, pour n’en citer que quelques exemples d’une liste presque infinie. Autant de lieux conçus pour autre chose mais dont nous nous approprions comme espaces de socialisation. Ils gagnent à être conçus comme tels et intégrés dans l’organisation des lieux de travail comme le fait systématiquement ce cabinet indien d’architectes.
Une conception fractale des espaces de créativité
Espaces ouverts et dynamiques d’innovation semblent inséparables. J’ai pu le constater dans maints endroits. Mais c’est Prem Chandavarkar, architecte de Bangalore, qui m’en a donné l’explication la plus complète avec sa vision “fractale” du problème.
Il est convaincu, comme tant d’autres, que “l’innovation a besoin de sérendipité,” de ces rencontres fortuites dont sortent étincelles fulgurantes ou projets de startups. Mais il lie cette notion avec la théorie de Ronald Coase selon laquelle l’entreprise est utile parce qu’elle réduit les coûts de transaction entre parties potentiellement intéressées à collaborer. Il en va de même des espaces ouverts.
La spécificité de ses propositions architecturales tient au fait qu’il essaye de favoriser les échanges imprévus dans la disposition des espaces de travail que les grandes entreprises TIC de Bangalore lui demandent de réaliser. “Nous essayons d’organiser les espaces de conversations quotidiennes d’où naissent les innovations,” explique-t-il. “Cela ne peut pas venir d’en haut.”
“Nous devons inverser la façon traditionnelle de penser les bureaux”, poursuit-il. “Il faut mettre les ‘cubes’, [ces carrés à parois amovibles et basses dans lesquels on isole les travailleurs des grosses entreprises] au service des zones de rencontres et d’échanges, et pas le contraire comme on le fait habituellement.
Invité à concevoir les bureaux de la société Mindtree, il les a organisés comme un développement fractal de la relation entre un espace de travail relativement privé et un espace de conversation et d’échanges. Au niveau le plus petit, on a des individus dont tous les cubes ouvrent sur un espace où l’on peut se voir et boire un café. Il a des mots pour ça : le territoire d’une équipe de base (7 personnes) est une “home“.
Trois d’entre eux forment un cluster au dessus duquel on trouve le quartier puis l’agora qui permet aux 200 personnes travaillant à un même étage de se rencontrer facilement. Les couloirs “espaces neutres” sont bannis. “C’est comme une plateforme autour d’un arbre,” m’a-t-il expliqué, “on trouve ça souvent dans les villages de l’Inde.”
Une des intentions est d’attirer les “millenials” (nés après 1980) et même les plus jeunes. Ceux de Mumbai et Bangalore ressemblent largement à ceux qui sont nés aux États-Unis ou en Europe.
“Leurs attentes sont très différentes de celles des jeunes qui viennent des villages de l’intérieur ou de leurs aînés. Ils ont besoin de trouver du plaisir dans ce qu’ils font. Ils apprécient plus le fait d’avoir des opportunités que la sécurité de l’emploi. Ils veulent des espaces qui encouragent la collaboration et le travail multitâches. Ils veulent être jugés sur les résultats et pas sur la méthode et ils préfèrent le mentorat à la supervision parce que c’est une rue à double sens.”
La logique est impeccable mais se heurte inéluctablement à la tradition. “Les gens sont encore habités par la vieille approche,” conclue Chandavarkar, “et nous devons lutter, mais nous essayons de toujours mettre la communauté au centre du processus de travail”.
[Entretien le 17 avril 2012]
Chandavarkar est le seul qui m’ait donné une telle vision “intégrale” de l’espage de travail. Mais il part d’une préoccupation que j’ai retrouvée dans nombre d’autres endroits : le besoin d’ouvrir les lieux de travails tels qu’ils sont actuellement conçus comme en témoigne cette micro initiative ambitieuse d’un jeune Brésilien.
Un coin de bureau contre quelques idées
A Recife, dans le nord-est du Brésil, le Porto Digital a fait de cette vieille ville décrépie le troisième pôle technologique du pays. Les entreprises affluent, les startups se multiplient, les incubateurs font ce qu’ils peuvent. Mais il n’y a pas de véritable espace de co-working, d’endroits où développeurs, entrepreneurs et activistes se rencontrent pour bosser, échanger des idées, rêver de créer ensemble le prochain Facebook ou tirer des plans sur la comète.
Le fabuleux travail lancé en 1996 par un groupe de professeurs d’informatique pour que leurs élèves les plus doués restent sur place au lieu de se disperser en quête de meilleurs salaires et de jobs plus intéressants a reposé depuis le départ sur une forte alliance universités-entreprises, vite renforcée par le soutien de l’administration publique. C’est super pour créer des emplois (le Porto Digital compte maintenant 3 incubateurs et 230 entreprises qui font travailler plus de 7 000 personnes), mais c’est insuffisant pour encourager l’innovation.
C’est ce que semble avoir senti Lucas Marinho en lançant DeskAndCoffee.com, un projet un peu dingue : inviter les entreprises à céder pour une journée un coin de bureau à des jeunes en quête d’un espace et d’une occasion d’échanger des idées.
“J’avais remarqué l’isolement et le manque d’espace collaboratif”, m’a-t-il expliqué. “Et comme j’ai une formation en informatique, j’ai créé un système.” En fait, son idée proposée lors d’un StartupWeekend ayant eu du succès, ils s’y sont collés à plusieurs comme le veut la règle. C’est là qu’il a rencontré son associé, Antonio Inocencio (24 ans) qui ajoute “j’avais le même problème : pas de lieu de travail, j’étais nomade”.
Quand on leur dit que, pour séduisante qu’elle soit, leur idée a bien peu de chances de réussir, ils se gardent de dire le contraire mais remarquent avec un sourire angélique que “si les gens ouvrent les portes de leur maison pour le couch surfing, pourquoi pas celles de l’entreprise pour le desk surfing.” Une idée qui fleurit un peu partout en même temps comme en témoignent LooseCubes.com (fermée en 2012) et DeskSurfing.net lancées sur des bases très voisines à Brooklyn et Hambourg respectivement.
Plus que faire fortune, ils veulent, avec ce projet là “changer la pratique du travail, pousser les gens à se rencontrer, encourager les visites et les rencontres”. “C’est notre contribution à la communauté,” insiste Lucas.
Lancé en décembre 2011, le site est encore des plus modestes. Côté offre, on trouve une poignée d’entreprises démarchées par les fondateurs et un cabinet d’avocats qui occupe beaucoup de place. Les nomades, eux, s’inscrivent via leur compte LinkedIn ce qui permet aux entreprises de consulter leur profil.
Lucas et Antonio reconnaissent n’avoir aucune idée de comment gagner de l’argent avec Desktop And Coffee et n’y consacrent guère de temps. Et pourtant ils parlent de “lancer un mouvement”…
Je doute – comme eux – que l’entreprise ait un énorme succès mais je me suis retrouvé dans la curieuse position de leur dire au moment de les quitter qu’ils devraient y consacrer plus de temps… Ça serait tellement cool de voir les entreprises s’ouvrir aux jeunes, aux idées venues de nulle part, aux dialogues.
Au moment de relire ces lignes (août 2013) je constate qu’une entreprise de la ville de Tehuacan, au Mexique, s’est ouverte à l’idée de Lucas et d’Antonio… DeskSurfing.net a des dizaines de sites. Pas encore un mouvement mais…
[Entretien le 26 mars 2012]
Les espaces ouverts de travail ou de co-working sont à la mode, un peu partout dans le monde et en particulier en Europe. Ils semblent correspondre aux aspirations de la classe créatrice et au mode de vie qu’elle recherche.
Co-working européens : BetaHaus à Berlin et ZonaSpace à Saint Petersburg
Auréolée de sagesse et de solidité germanique (ce qui n’exclut nullement la détermination protestataire), la Betahaus de Berlin fait un peu figure, sans le dire, de mère du mouvement de ces espaces de travail collectif propices à l’éclosion de startups.
Aujourd’hui, ils ont 2500 m2 à Kreuzberg, un quartier à la mode parmi les geeks, les artistes et les entrepreneurs. Ils le voient comme un mélange de café, de bibliothèque, de coin bureau à la maison et de campus universitaire.
Au départ il y avait le refus de rentrer dans la gangue d’une grosse boîte. “Ça nous a pris au sortir de l’université”, explique Christoph Fahle, un des trois fondateurs. “Nous nous sommes rendus compte que nous n’allions rien trouver de comparable, que nous allions perdre quelque chose de vraiment cool : la possibilité de rencontrer dans le même espace des gens différents, socialement et professionnellement. Nous allions devenir corporate et ça ne nous rendait pas du tout heureux. Alors nous avons commencé à nous demander comment nous voulions vivre, à imaginer à quoi pourrait ressembler le fait de travailler avec des gens sympas, des amis. Mais ce que nous avons créé n’est pas une solution. C’est un chemin, un processus et c’est pour ça que nous l’avons baptisé Beta. Il faut, bien entendu penser aux côtés pratiques et nous avons créé pour cela un espace de travail authentique. »
Cela s’accompagnait d’un refus évident de renoncer à certaine qualité de vie. “Vu depuis le futur, ce que nous avons fait apparaîtrait sans doute comme une manifestation d’un nouveau groupe de gens. C’est un peu comme un mouvement qui repose sur un nouvel équilibre entre le business et la vie personnelle. Le net nous offre d’incroyables possibilités. Ça nous permet de bosser sans renoncer à la vie. La Betahaus est un business mais nous avons une vision de comment nous voulons vivre. Peut-être s’agit-il plus aujourd’hui de gens en beta que d’une maison beta.”
Ainsi, la Betahaus change-t-elle à mesure que les gens qui s’en servent évoluent. Ils peuvent louer un espace seulement à eux ou l’accès à une des tables libres. Les espaces privatifs sont séparés par des cloisons ajourées symboliques : même ce qui sépare est poreux, au son comme aux images. Le lieu est ouvert de 8h à 20h mais les membres peuvent louer une clé et venir quand ça leur chante. Et il y a, bien entendu, un fablab. Mais, de l’avis de tous, l’endroit le plus important est la cafeteria.
Il y a maintenant 5 betahaus dont 3 en Allemagne, une à Sofia et une à Barcelone. Mais plutôt que de les créer eux-mêmes, ils cherchent un système de co-propriété avec une formule de type open source qui fait que personne ne possède personne.
A Saint Petersburg, ZonaSpace créé par Yuri Lifshits, le gars qui veut “créer l’Ikea de l’éducation” que nous avons rencontré au chapitre 2 est, en l’occurrence, plus modeste. Installé dans une ancienne usine qui fabriquait du pain, il regroupe un peu moins d’une centaine de membres.
Le principe est le même : des bureaux, un endroit pour retrouver des gens qui font autre chose. Ici, la cafeteria est sur le toit et elle est ouverte pour toutes les boîtes installées dans l’ancienne usine. Ils se conçoivent aussi comme accélérateurs pour entreprises naissantes mais une sorte d’accélérateur horizontal, sans patron, de pair à pair. Ils appellent ça une “fraternité de startups”. 35 startups qui se donnent des conseils mutuels
Ces deux espaces correspondent à des projets ambitieux : la création d’un mouvement pour aider les gens à travailler différemment pour BetaHaus et une révolution dans l’éducation pour ZonaSpace (ou en tous cas pour Lifshits).
D’une certaine façon, ils portent les germes d’un triple bouleversement :
- La façon de travailler : en indépendants associés
- La façon d’apprendre : à la demande
- La façon de vivre : en essayant de préserver la qualité de vie et en cherchant un nouvel équilibre entre espace public et espace privé qui soit variable et changeant en fonction des besoins et des humeurs de chacun.
Les changements auxquels aspirent les Africains sont souvent différents de ceux dont rêvent les Européens mais il est fascinant de constater qu’ils sont nombreux à compter, eux aussi, sur les espaces de co-working ouverts pour y parvenir.
Espaces ouverts d’Afrique
C’est en Afrique que j’ai découvert combien geeks, entrepreneurs et activistes ont de points communs, de plans de complicités. Certains d’entre eux en tous cas. Les plus intéressants sans doute.
Cela part d’un constat, relativement évident quand on passe d’un pays à l’autre : ils se retrouvent dans les mêmes espaces, participent aux mêmes conférences, partagent les mêmes envies, les mêmes besoins et beaucoup plus de convictions et d’intérêts que je n’imaginais.
Les espaces communs jouent un rôle particulier dans cette région du monde : ils offrent le plus souvent une bande passante plus grande et des connexions plus fiables que celles que l’on trouve chez soi ou au travail. C’est essentiel pour les geeks et pour tous ceux qui font le pari des TIC pour bouleverser le statu quo, que ce soit pour s’enrichir sans passer par les pouvoirs traditionnels ou pour introduire plus de justice sociale, de liberté de parole.
Le pont entre ces deux groupes est naturellement fourni par les entrepreneurs sociaux. Leur rôle est d’autant plus important qu’en Afrique où l’infrastructure est trop souvent déficiente, tout entrepreneur qui veut grandir se doit de participer au développement de la base matérielle, c’est à dire se préoccuper du développement collectif à long terme en même temps que de ses objectifs économiques immédiats.
Leurs complicités, leurs besoins les amènent à se retrouver d’abord dans des lieux informels comme des cafés, des lobbies d’hôtel. Ils se préoccupent ensuite de créer leur propre “hub” qu’il s’agisse d’un “espace ouvert” comme le iHub de Nairobi, d’un “co-working space” comme JokkoLabs à Dakar, ou d’un incubateur comme le centre Meltwater à Accra.
De tels lieux et les conférences qui s’y tiennent permettent la multiplication des rencontres. Ils jouent un très grand rôle dans la capacité africaine d’innover.
Prenons deux exemples :
- Jokkolabs, dont j’ai parlé au Chapitre 3, y figure bien évidemment. Lancé en 2010, il est maintenant présent, outre Dakar, à Saint Louis, Nanterre, Ouagadougou et Bamako. Sa spécificité est de se consacrer essentiellement pour ne pas dire exclusivement à l’entreprenariat social.
- L’école Meltwater (Entrepreunarial School of Technology) installée à Accra a été créée par le fondateur de la compagnie du même nom, une société de monitoring des médias sociaux née en Norvège et maintenant basée dans la Silicon Valley. Il s’agit d’une école de formation aux TIC complétée d’un incubateur.
“L’innovation fait partie du véritable esprit d’entreprise” m’a expliqué Michael Szymanski, le responsable du centre. “Il faut innover pour entreprendre,” disait-il tout en précisant qu’ “une légère modification qui permet d’atteindre un milliard de personnes à la base de la pyramide est de l’innovation. Mais l’innovation sans “scalability“, sans capacité d’évoluer et de grandir, est du gâchis.”
La plupart des entreprises hébergées dans son incubateur, ont une vision globale, estime-t-il, “mais leur base de départ est le Ghana et faire le saut pour devenir des acteurs globaux est un véritable défi, largement du aux problèmes de connexions. Si vous êtes dans la Silicon Valley et que quelqu’un vous appelle du Ghana, il y a des chances que vous l’accueillez avec une pointe de scepticisme.“
C’est ça qu’il s’agit de changer et ils y sont parvenus, entre autres avec NandiMobile qui a reçu des prix aux Etats-Unis. En s’appuyant sur la circulation des SMS et un minimum d’intelligence artificielle, la boîte permet aux compagnies de savoir ce que pensent leurs clients et de communiquer avec eux. “Elle connecte les questions posées par les utilisateurs aux réponses données ou enregistrées. Elle apprend peu à peu à répondre toute seule,” explique Edward Tagoe, responsable du business et du développement.
Ça permet aux entreprises d’être aussi attentives à ce que disent leurs clients que les plus sensibles de leurs semblables étatsuniennes ou européennes. NandiMobile a reçu le prix “Best Business” à la conférence Launch qui s’est tenue à San Francisco en février 2011.
[Visites réalisées en 2011]
iHub, cœur de l’écosystème de Nairobi
Espace ouvert pour geeks, investisseurs, entrepreneurs et hackers de Nairobi (Kenya), le iHub est un endroit presque mythique pour tout le continent. Il est associé à la naissance d’Ushahidi, le logiciel africain le plus connu dans le monde. Utilisé dans plus de 25.000 cas, il permet de dresser des cartes sur lesquelles chacun peut rapporter les bureaux de vote où l’on fraude aussi bien que les points où trouver des secours en cas de catastrophe comme à Fukushima.
Les gens, qui l’ont lancé en 2008, formaient une petite communauté habituée à se réunir, faute de mieux, dans des cafés et autres salles de conférences. Jusqu’au jour où ils ont eu envie d’un toit qui leur soit propre.
“Nous ne voulions pas qu’Ushahidi soit le seul succès en provenance du pays”, m’a expliqué Tosh, le community manager du iHub. “Nous étions convaincus que, sur la base de l’open source, notre communauté pouvait apporter une contribution plus importante.”
Contrairement à d’autres qui commencent par acheter des meubles dès qu’ils ont un espace, l’équipe a installé d’abord des lignes à haut débit (20 MOps aujourd’hui). “Les gens sont vite venus, ce qui illustre l’importance du besoin”. Les lignes ont été saturées et il a fallu s’organiser.
iHub compte maintenant près de 12.000 membres qui n’ont pas tous le même statut, la même couleur. L’immense majorité est constituée par une communauté virtuelle – les blancs. – dont les membres ont accès à l’information et aux discussions online et, un jour par semaine seulement, aux espaces physiques. Les verts ont accès à tout gratuitement mais doivent renouveler leur candidature chaque année.
“Nous voulons ceux qui font, pas ceux qui parlent“, m’a expliqué Tosh, “et nous voulons voir ce qu’ils font, comment ils tirent parti du iHub”. Les rouges payent 85 € par mois pendant 12 mois pour avoir le droit d’occuper un bureau “semi permanent” et à un casier où laisser leurs affaires.
L’intérêt est “d’avoir à portée de main des individus brillants partageant les mêmes intérêts, ayant la capacité de développer des sites webs, des applications mobiles ou du design de qualité. Nombre de belles choses sortent des conversations qui se tissent au hasard. L’essentiel est d’avoir directement accès aux idées qui surgissent dans cet espace collectif.”
Outre la présence des autres, une partie essentielle de la dynamique provient des évènements spéciaux organisés autour d’entreprises installées, d’individus notables, d’activités collectives, telles que conférences, hackatons et autres ateliers.
La recette est moins simple qu’il n’y paraît comme le découvrent tous ceux qui se lancent sur la même piste. Plusieurs éléments semblent avoir joué un rôle déterminant. Les deux premiers, mis en avant par Tosh lui-même, sont le soutien du gouvernement et le fait qu’un grand nombre de kenyans s’intéressent aux TIC. Plus important encore est la préexistence d’une communauté “d’indépendants, de freelance. C’est leur interaction qui a créé la communauté”.
Le financement (en millions de dollars sur plusieurs années) et les conseils apportés par le Omidyar Network, du fondateur d’eBay, Pierre Omidyar, a grandement aidé. J’ai été également frappé par l’existence d’un secteur recherche qui montre bien qu’il ne suffit pas d’offrir des lignes à haut débit à une bande de geeks. Il est essentiel de travailler à l’objet lui-même d’un tel lieu: comment aider des gens qui en ont envie à collaborer de la façon la plus riche possible et de créer des entreprises, sociales ou pas.
Enfin, iHub sert aussi d’aimant pour toute une gamme d’initiatives qui se retrouvent à d’autres étages du même immeuble : des incubateurs comme Nailab pour les entrepreneurs sociaux et m:lab pour ceux qui se spécialisent dans le mobile, entre autres.
[Écrit en décembre 2013]
M:lab et iHub Research
« Nous plaidons pour une économie mobile » m’a expliqué Simeon Oriko, un des responsables du m:lab une initiative lancée avec le soutien d’Infodev, subsidiaire de la Banque mondiale, avec trois fonctions : incubateur, test de logiciels et formation de jeunes développeurs pour mobiles.
Outre M-Farm, une startup qui permet aux paysans kenyans de connaître le prix des produits qu’ils ont à vendre sur les marchés qui les entourent, le lab a porté sur les fonds baptismaux KopoKopo.com, une plateforme qui permet aux petits commerçants (coiffeurs, garagistes et autres) de se faire payer par toutes les formes électroniques possibles (à commencer par M-Pesa le mode dominant de transfert d’argent par mobile) grâce à un accord avec Safaricom). En contribuant à la généralisation de M-Pesa, KopoKopo affirme avoir contribué à une réduction des taux pratiqués par les banques émettrices de cartes de crédit. Entre autres services, cette technologie permet aux boutiques dont le compte M-Pesa est lié à un compte en banque de recevoir des montants presque illimités pour les achats réalisés par des clients ayant un compte M-Pesa.
Un des grands problèmes des développeurs africains de mobile est qu’ils n’ont pas facilement accès à toute la gamme d’appareils existants sur le marché. Pour les aider, m:lab a réuni plus de 130 d’entre eux dans ses locaux qu’il met à la disposition des développeurs de toute l’Afrique de l’Est. Chacun peut prendre rendez-vous et tester gratuitement (grâce à un accord avec Qualcomm) son logiciel sur tous les appareils existants.
Troisième volet des activités du m:lab : des cours pour jeunes désireux de se familiariser avec la création d’apps pour mobiles. Une formation pratique mais susceptible de conduire à la création d’une startup. “Nous faisons ce que l’université ne fait pas” m’a expliqué Oriko, “et au terme de leur stage ils doivent présenter leur projet à la communauté.” Une façon élégante de faire circuler des personnalités différentes dans le Bishop Magua Center et d’alimenter la diversité essentielle à l’écosystème.
Pour l’enrichir encore, le iHub a ajouté, dans le même immeuble, un atelier pour tester les interfaces graphiques et développer la culture et la pratique du design thinking (UXLab), un Super ordinateur (Cluster) pour permettre à ceux qui le souhaitent de se former notamment aux problèmes spécifiques du cloud computing, un service de consulting, et un centre de recherche le iHub Research.
“Le besoin s’en est fait sentir lorsque nous nous sommes rendus compte que les membres avaient un énorme potentiel, l’envie d’entreprendre et de considérables capacités techniques mais qu’il leur manquait une connaissance du marché, des tendances de ce qui permet de construire des services et des produits durables,” m’a expliqué Hilda Moraa, une des membres de l’équipe de iHub Research.
Afin de mesurer l’impact des initiatives les plus importantes (parmi celles qui fleurissent dans toutes les directions), le centre a lancé plusieurs projets sur des sujets aussi divers que l’utilisation du mobile pour améliorer la gouvernance au Kenya et notamment la transparence, l’accès pour tous aux informations concernant la distribution d’eau, les conditions d’utilisation des données externalisées de façon ouverte (crowdsourced data), l’impact du mobile à la base de la pyramide, l’utilité des espaces de coworking, l’open data etc…
Pour Hilda Moraa que j’ai rencontrée tout peu après le lancement de cette initiative, il s’agissait de trouver “ce qui permet de durer”. Pour cela, il faut concevoir et tester des outils de mesure adaptés aux réalités africaines. “Nous ne mesurons pas vraiment comment une innovation a réussi sur le marché”, m’a-t-elle expliqué, “mais comment elle a eu un impact social sur la communauté. Notre succès ne se limite pas à l’efficacité de l’application mais à celui des gens, à la façon dont ils partagent les idées. C’est ce qui distingue une startup d’une communauté. Le succès se mesure quand il commence à être partagé.”
Akirachix : des geeks kenyanes qui en veulent
J’adore les noms qui sont tout un programme. Akira est le signe de l’énergie et de l’intelligence en japonais, celui de l’aurore aussi. Chick se traduit normalement par “poussin” mais veut dire “nana” dans un certain argot british. Akirachix est un groupe de geekettes kenyanes qui entend démontrer que les technologies ne sont pas le territoire des seuls hommes.
Une partie d’entre elles se sont connues dans une agence de marketing online/web agency dans laquelle “sur 5 développeurs nous étions quatre ladies“, m’explique Judith Owigar, présidente de l’association et l’une de ses fondatrices. Nous voulions faire quelque chose pour les femmes dans le monde de la technologie où presque tous les développeurs sont des hommes.”
Elles ont commencé par se porter volontaires pour aider au projet Ushahidi.com. Elles se sont retrouvées pendant le lancement de iHub et ont décidé de lancer leur propre organisation. C’était en 2010. Elles étaient 12 à la première réunion et sont maintenant plusieurs centaines.
“Pour faciliter l’accès des femmes aux technologies, nous commençons par leur apprendre à se servir de celles qui leur sont utiles,” explique Judith. Elles organisent des réunions, des programmes de mentorat avec des cours de développement web, de dessin graphique et de préparation à la création d’entreprise (entrepreneurship). “Ça leur permet de mettre un pied dans la porte [traditionnellement fermée aux femmes] de trouver un boulot ou de créer leur propre société.”
J’ai été impressionné par le nombre élevé de femmes croisées lors de mes visites au iHub et ça n’est pas un hasard si MFarm, l’une des entreprises les plus prometteuses que j’ai visitées, a été fondée par trois membres d’Akirachix.
Et comme elles ont un énorme boulot à faire – 85% des développeurs sont des hommes -, elles utilisent Ushahidi et Twitter pour repérer les femmes geeks du Kenya “ça nous dit où nous devons concentrer nos efforts, notre énergie”, dit Judith. Elles en ont plein à dépenser.
[Entretien réalisé le 13 octobre 2011]
Scenius et le chronotope
Les lieux – le meilleur terme semble “venue” en anglais – jouent donc un rôle essentiel dans les dynamiques d’innovation qui sont toujours des processus collectifs. C’est pour cela aussi que le musicien Brian Eno, “Sir Brian” pour les britanniques, parle de “Scenius“. Il oppose ce terme au génie individuel – genius en anglais – et nous indique, ce faisant, que le génie collectif a toujours besoin d’un espace, d’une mise en scène.
Comme au théâtre, dans une salle de concert ou de music-hall, ces espaces de cocréation doivent être ouverts. Nous l’avons vu dans tous les exemples mentionnés dans ce chapitre mais il ne serait pas honnête de dire que tous les espaces que j’ai visités sont ouverts.
Linda Kwamboka, par exemple, co-fondatrice de m-Farm à Nairobi, travaille juste en dessous du iHub, dans un espace clos, comme toutes les autres startups du m:lab qui s’enferment chacune dans son bureau pour protéger sa propriété intellectuelle.
Il y a pire, plus drôle peut-être. Samsung à Séoul a bien compris l’importance de l’open innovation, le fait pour une grosse boîte d’alimenter sa difficulté à innover en s’ouvrant à de petites entreprises travaillant dans des domaines proches ou susceptibles d’être absorbées.
Mais voilà, Samsung est une entreprise considérable habituée à une discipline militaire. Et, pour entrer dans un des lieux qu’elle consacre à l’innovation ouverte, il faut montrer ses papiers d’identité et passer sous un portique de détecteur de métal, comme pour entrer dans n’importe quel ministère d’un pays sous tension.
La pratique des espaces ouverts est moins simple qu’on ne serait tenté de croire et surtout, elle doit évoluer en fonction du moment de développement dans lequel se trouve une startup. Dans la phase initiale (idée, prototype, recherche d’un modèle d’affaire), espaces de coworking et accélérateurs sont le plus souvent ouverts. C’est une bonne chose dans la mesure où le vol de l’idée n’a guère de sens sans la vision de ce qu’elle peut permettre, la détermination de mener le projet à son terme et la capacité de mettre en œuvre tout ce qu’il faut.
La logique est évidente : quand l’idée apparaît, encore chancelante et incertaine, on gagne presque toujours à la soumettre au regard, à la critique, aux contributions des autres. Grappiller quelques idées annexes ne peut qu’enrichir l’intuition de base et l’essentiel se trouvant dans la vision, dans le travail acharné de mise en œuvre, on ne court pas grand risque. Et s’il y en a, ils semblent toujours moindres que le bénéfice gagné des contributions extérieures.
Par contre, à partir du moment où l’on commence à avoir une vue claire du chemin à suivre, où l’on a trouvé la combinaison qui va marcher, les technologies nécessaires, il devient essentiel de protéger sa propriété intellectuelle. C’est pour ça que les incubateurs sont, la plupart du temps, plus fermés.
Il y a toujours un moment où ça arrive. Souvent plus tard qu’on a tendance à croire. Mais peut-être ne comprend-on pas clairement la fonction des incubateurs. Ils semblent moins utiles pour encourager l’innovation que pour aider les idées innovantes ayant déjà fait leurs preuves à se lancer sur le marché avec l’expérience et les moyens qu’il faut.
Disons que certains espaces se referment trop tôt et que nous gagnerions tous à voir la conception fractale des espaces de création de Prem Chandavarkar gagner du terrain.
Mais “scenius” cache peut-être une autre idée qui fait intervenir le temps dans le lieu. Homme de spectacle, Eno ne pense sans doute jamais à une scène vide mais à l’espace sur lequel a lieu une représentation, un événement.
Cela rappelle Mikhail Bakhtin, ce théoricien russe de la première moitié du XXe siècle, qui nous a si brillamment montré que tout récit – on dit story telling aujourd’hui – se construit autour d’une matrice espace-temps qu’il baptise chronotope. Nous gagnerions à utiliser la même matrice pour mieux comprendre les dynamiques d’innovation. Elles dépendent dans une très large mesure de lieux ouverts et d’événements brasseurs de diversités. Il en va des conférences, des démo days, hackatons, ateliers, First Tuesday, barcamps et autres Digital Beer (pour ne mentionner que quelques formats courants).
[Écrit en novembre 2013]