Parler villes c’est toujours poser – à un moment ou à un autre – la question du pouvoir ou, plus concrètement, la question des acteurs et de leur capacité de faire ou d’influencer. L’introduction de nouvelles technologies doit donc nous inviter à nous demander qui elles renforcent ou affaiblissent et comment. Quelques métaphores provocatrices peuvent nous aider à ouvrir des débats essentiels.
La discussion est lancée sur la plateforme Medium par un billet intitulé : « La pilule ou la bombe : ce que les tenants des technologies digitales doivent savoir du pouvoir ». Ecrit par Tom Steinberg, fondateur de l’ONG britannique MySociety spécialisée dans les dispositifs de participation civique, il a pour principal objectif d’inviter les geeks à « penser au pouvoir ». Pour lui, en effet « le pouvoir ne circule pas ou ne change pas de mains du seul fait des conflits (bien que ce soit souvent le cas). Il est également en jeu quand les gens inventent ou acquièrent certains types d’outils ».
Pour structurer la discussion il distingue deux types d’innovations techniques.
La première est la bombe atomique dans laquelle il voit « la quintessence de l’outil conçu pour donner le pouvoir à un groupe sur un autre ». Mais dès que la technologie est amplement distribuée « le pouvoir qu’il a donné à ses inventeurs a reflué ». Elle « déplace le pouvoir temporairement ».
La seconde est la pilule. Elle a donné aux femmes « plus de pourvoir qu’elles n’en avaient auparavant, grâce à des gains plus élevés et par une plus grande capacité de choisir comment vivre leurs propres vies ». Mais le déplacement de pouvoir ainsi entraîné n’a pas disparu à mesure qu’un nombre croissant de femmes adoptaient la contraception. Ce type de technologie entraîne un « déplacement permanent de pouvoir ».
La thèse n’est pas sans faille et sa définition du pouvoir est insuffisante. Il le limite à « la capacité que certaines personnes ont d’influencer le comportement d’autres personnes ». Il semble ignorer la distinction reprise par nombre de chercheurs entre « pouvoir de » (faire, essentiellement), « pouvoir sur » (par l’influence) et « pouvoir avec » (extension du pouvoir de, grâce au travail à plusieurs). Mais nous pouvons prendre prendre ce billet comme une invitation à réfléchir.
C’est ce que fait Mark Headd sur son site CivicInnovations avec l’intention « d’améliorer » le cadre proposé en ajoutant une troisième métaphore, celle des vaccins. Ils allongent la vie des plus pauvres et contribuent ainsi à « la paix, la mobilité et la stabilité ». Tout le monde peut ne pas être d’accord, mais, pour Headd, plus elles sont adoptées plus « le pouvoir et les bienfaits » de ce genre de technologie se font sentir tat au niveau individuel que collectif.
Encore une fois, plus que les métaphores elles-mêmes, c’est l’invitation à réfléchir sur les relations entre technologies et pouvoirs qui compte. Mais, même à ce niveau, on regrette que ces deux auteurs, codeur l’un comme l’autre, n’accordent pas plus de place à l’acquisition de ces outils. La bombe atomique ne peut être construite que par des États relativement puissants et structurés. La pilule, comme le vaccin, est achetée et consommée.
L’écriture, par contre, peut être appropriées par les gens, individuellement ou en réseaux. Ils peuvent s’en servir pour augmenter leur marge de manœuvre, à condition d’apprendre. C’est ce qui se joue maintenant avec le code qui a pour propriété unique d’être un outil pour faire y compris des outils qui donnent aussi bien du « pouvoir de » du « pouvoir sur » et du « pouvoir avec ».
La bonne nouvelle est qu’il est à la portée de tous ceux qui veulent bien s’y mettre… L’envers de la médaille, c’est qu’on peut s’en servir pour contrôler villes et citoyens, comme pour se libérer, s’affranchir, gagner en autonomie. C’est bien pour cela que les geeks travaillant à l’amélioration de nos villes doivent bien faire attention aux types d’innovations qu’ils nous proposent et à leur impact sur les acteurs et leurs pouvoirs… Et que nous ne pouvons pas les laisser seuls face à cette tâche gigantesque.
Une version de ce billet a été publiée le 26 janvier 2016 sur le site du Monde.fr.