Entretien avec Antoine Picon, directeur de recherches à l’École des Ponts ParisTech et professeur à la Graduate School of Design de l’Université Harvard. Il est l’auteur d’un livre sur les Smart Cities (Éditions B2, téléchargeable gratuitement).

 

Un article publié par Le Monde le 25 janvier dernier nous invite à voir l’apparition des villes, il y a 6.000 ans, comme un processus de « cristallisation » des inégalités. Qu’en pensez-vous ?

Cela me semble à peu près évident. Il y a forcément de la division sociale. A partir du moment où elle apparaît on constate de la différenciation et, forcément, des inégalités. Reste à définir leur nature. On peut très bien concevoir une différenciation fonctionnelle, symbolique (aussi bien religieuse que politique) qui, néanmoins, parvienne à contenir les inégalités à un juste niveau. Il n’y a pas de fatalité à ce qu’on voie les inégalités atteindre les niveaux dramatiques que nous connaissons aujourd’hui.

 

Ce n’est donc pas l’existence d’inégalités qui pose problème mais le fait qu’elles sont devenues trop grandes…

J’ai longtemps travaillé sur les saint-simoniens et diverses pensées utopiques qui reconnaissaient un certain rôle à l’inégalité tout en souhaitant la cantonner dans des limites raisonnables. Il n’y a pas de fatalité à ce que les inégalités en arrivent à une situation dans laquelle certains se trouveraient condamnés au dénuement absolu, voir au déni de leur dignité.

 

Quel rôle joue la ville dans l’accroissement des inégalités ?

L’urbanisation participe totalement du système capitaliste mondial dans lesquels les inégalités s’accroissent fortement à notre époque. Il suffit de regarder l’évolution du prix du mètre carré et l’écart avec les salaires qui se creuse un peu partout. Les villes jouent ainsi un rôle important par rapport à cet accroissement.

 

Que penser des inégalités entre les villes et le reste des territoires ?

On en peut pas vouloir que seules les villes soient intelligentes. Un des enjeux sera de savoir ce qu’est une région intelligente ou une campagne intelligente.

 

Comment définissez-vous un territoire intelligent ?

D’abord c’est un territoire dans lequel on gère un petit peu mieux l’inégalité entre le tout connecté et le pas connecté du tout, de le gérer avec des inégalités qui restent dans la limite du décent. Il y a, en outre, des enjeux très spécifiques comme la gestion des ressources naturelles (forêts, eau, etc.) en utilisant des outils numériques et en facilitant leur appropriation par les citoyens.

 

Comment envisagez-vous l’utilisation du numérique dans la gestion des forêts ?

Vous avez déjà à Paris des arbres géolocalisés qui sont sur une grande base de données. Le numérique est l’outil de gestion par excellence. A terme, il permettra aussi probablement de mieux développer la gestion de l’environnement. Le GPS sert à tracer les sillons des champs. En Afrique, les paysans consultent les smartphones pour savoir dans quel marché aller vendre leurs produits. On a une ré-articulation des rapports dans le territoire.

 

Quelle est votre définition aujourd’hui de la Smart City?

J’ai une définition un peu englobante. Aujourd’hui la Smart City a trois piliers. Le premier, c’est une ville plus efficace grâce au numérique. Le second est la connexion avec la l’environnement, un aspect qui n’était pas vraiment présent au départ. Le troisième concerne tout ce qui est lié à l’idée de meilleure qualité urbaine, d’expérience urbain. Il ne suffit pas d’être plus efficace et green il faut développer une ville plus excitante, dans laquelle on partage des choses plus importantes. Le numérique permet aussi le partage d’expérience, l’enrichissement de la vie.

Que faites-vous du coût énergétique du numérique ?

Il faut qu’on passe d’une immaturité (encouragée par les majeurs du numérique) qui dit que le numérique ne coûte rien à une véritable économie responsable Toutes les recherches sur Google ne sont pas bonnes. On en fait beaucoup qui sont inutiles. Il faut apprendre à ménager les ressources numériques comme physiques. Elles consomment de l’énergie, participent au réchauffement de la planète. A la différence des gens du MIT, je ne crois pas qu’il soit forcément utile que tous les objets de la terre soient connectés… C’est ce que j’appelle “gérer les différences”.

 

Pourtant, vous dites qu’il faut des puces sur les arbres….

On n’est pas obligé d’en mettre sur tous les arbres…et c’est aussi une question de choix, d’économie d’échelle. Ce qui est en cause c’est une vraie économie du numérique.

 

Comment voyez l’impact de l’introduction des TIC sur les inégalités en ville et entre territoires

La technologie déplace les questions, ne résout pas de façon admirable tous les problèmes. Il n’y a pas de technologie miracle. Il n’y a pas de techno entièrement bonne ou mauvaise mais en revanche une technologie ou il y a des choix politiques à opérer.

 

A quoi pensez-vous ?

Je crois qu’il faudra réguler les réseaux sociaux. Il faudra réguler un peu plus l’économie numérique. AirBnB met en crise des quartiers entiers des villes. On sait bien qu’il y a besoin de réguler un monde qui a un peu suivi ses propres lois jusqu’à présent.

 

La première réaction des municipalités est souvent d’interdire…

Je dis « réguler ». C’est plus facile d’interdire radicalement Uber que d’essayer de négocier, de voir. Les majeurs du numérique se comportent un peu comme des cowboys et négocient vraiment lorsqu’ils n’ont plus le choix. Je crois qu’il faut réintroduire un sens de l’intérêt public.

 

Quel est – en termes d’inégalités – le plus gros danger et le plus gros apport potentiel des villes intelligentes ?

On ne va pas résorber complètement les inégalités. Il faut définir ce que sont les niveaux décents. Le numérique peut contribuer à réfléchir à ces questions et à mieux les gérer.

Au début, on a pensé que le numérique était quelque chose en dehors de l’espace traditionnel. Mais, au cours des 15 dernières années, on s’est rendu compte qu’il est partout dans l’espace (machine à laver, voiture, téléphone, etc.). Le numérique exacerbe parfois certains aspects de l’espace physique. En physique, on a le phénomène de résonance comme quand le vent fait s’écrouler un pont, ce qu’on a déjà vu. Le numérique entre en résonance avec les inégalités de notre monde. Le principal risque est qu’il rentre en résonance avec certains de nos ressorts les plus profonds d’inégalités et finisse par faire exploser le système.

 

Une version de ce billet a été publiée sur le site du Monde.fr le 14 mai 2018.

 

Photo : Antoine Picon (Flickr)

 

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...