Violence : Réfléchissons…
Beaucoup d’entre nous se disent “dérangés”, “choqués”, “inquiets” par/de la violence qui accompagne le mouvement. J’ai tendance à penser que, sous l’influence des médias (BFMTV en tête), du gouvernement et de nos habitudes bien pensantes, nous avons facilement tendance à nous inquiéter plutôt que d’essayer de comprendre. Essayons…
En quelques mots…
Pourquoi la violence ? 1) les circonstances
Ni l’un ni l’autre des deux côtés n’était prêt pour l’affrontement.
Les Gilets Jaunes :
- Au tout début, la plupart des participants manquaient d’expérience et ne savaient trop comment maintenir leur ordre, comment réagir aux brutalités policières.
- Superbe opportunité dont ont profité différents groupes des deux extrêmes pour appliquer leur propre stratégie de déstabilisation.
- A ceux-la se sont ajoutés des gens quotidiennement exclus des centres urbains qui ont profité du désordre pour venir faire un tour et, pourquoi pas, se servir en cassant des magasins de luxe.
- Dans une tribune publiée par Le Monde Xavier Crettiez, professeur de science politique à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, parle de “dimension trop souvent sous-estimée de la violence émeutière : le frisson”. Avant de préciser que “La rue est un immense espace de jeu, d’autant plus grisant qu’on n’a guère accès à d’autres espaces de plaisir”.
Surprises, les forces de l’ordre ont souffert d’un triple manque : de coordination, d’effectifs et de compréhension des évolutions de notre société.
Le premier a été résolu début décembre. Toutes les forces sur le terrain se sont mises à répondre à un seul chef d’orchestre. C’était d’autant plus important qu’en raison du deuxième manque il a fallu faire intervenir un grand nombre d’unités aux activités quotidiennes différentes. Ce manque d’effectif s’est à son tour aggravé de la fatigue entraînée par les mobilisations sans répit. Il en a résulté une nervosité compréhensible mais des réactions plus brutales que celles que nous avons connues depuis 1968.
Dans ce face à face étrange un moment est apparu, chaque fois, dans lequel plus personne ne savait quoi faire. Les forces de l’ordre essayaient de contenir les débordements tout en laissant manifester. Côté Gilets Jaunes, l’absence de dirigeants et de buts atteignables un samedi soir (je ne parle pas ni du RIC ni de la prise de l’Élysée) laissaient les manifestants devant l’alternative de plier bagage ou de s’inventer une raison de continuer. La seule évidente était de montrer leur colère contre ces flics qui n’avaient cessé de les arroser de gaz lacrymogènes, de coups de matraques et de flashballs.
Ceci a commencé à évoluer avec l’acte 9 du mouvement – le 12 janvier – et l’apparition d’un service d’ordre des manifestants et le fruit du travail de coordination réalisé en amont par une commission encore peu connue. On a même vu Éric Drouet, un des leaders reconnus du mouvement, inviter au calme. Le ton a changé. L’auto-organisation devient visible et se fait sentir.
Pourquoi la violence ? 2) le fond
Quant au fond, nous cachons assez bien pour l’oublier que la violence est inhérente au fonctionnement même de notre société. Sa manifestation révèle toujours des réalités que nous n’aimons pas voir.
Dans un long billé publié sur MediaPart, Étienne Balibar l’attribue à la “précarisation généralisée de l’activité et des moyens d’existence, qui affecte aujourd’hui des millions de Français ou d’immigrés de toute formation et de toute résidence géographique” mis à part les riches et les bobos.
Partant d’une histoire bien différente, voici ce qu’en dit à Télérama Balik, chanteur du groupe de reggae Danakil né à Marly-le-Roi : “La cause principale de ce malaise est la quête absolue de croissance. Il faut toujours qu’on fasse 3 % de plus que l’année précédente, et ce, depuis soixante ans. Ça a poussé les entreprises à diminuer leurs coûts pour améliorer la rentabilité de leur production, en agissant sur les marchandises et sur les hommes”.
Pour Pierre Rosanvallon cette violence “est d’abord l’explosion d’une colère dans laquelle se mêlent l’urgence et le flou. Elle fait remonter à la surface ce qui a été longtemps subi en silence : le sentiment de ne compter pour rien, de mener une existence rétrécie, de vivre dans un monde profondément injuste. […] Cette violence a un fort pouvoir de séduction car elle donne un sentiment de renaissance et de puissance ; elle apparaît comme le signe d’une parole directement faite action, immédiatement efficace donc. En conclusion : “Cette révolte est le révélateur du nécessaire basculement des sociétés dans un nouvel âge du social et de l’action démocratique.”
Jusqu’à présent, tous les changements profonds se sont faits dans la violence. Trouver d’autres voies n’a rien de facile mais implique sûrement de trouver un système reposant moins sur des rapports de force brutaux.
Le rôle des villes dans cette crise de fond
Gérard Wolf l’avait dit tout cru dans l’entretien que j’ai publié de lui en disant : « Chaque fois que les inégalités ont été trop fortes à l’intérieur des villes, l’affaire s’est mal terminée ».
C’est maintenant dans les villes que se décident l’essentiel des enjeux sociaux, politiques, économiques et culturels. C’est donc là que se règlent les questions de pouvoir, y compris les guerres. La Syrie et l’Irak figurent parmi les exemples les plus récents. De façon différente, ça n’est pas moins vrai en Europe où le pouvoir, quand ça va mal, se joue aussi dans la rue et, surtout, sur les places (Ukraine), voir, chez-nous, sur les rond-points.
Le moment est peut-être venu de reconnaître que nous sommes devant une nouvelle forme d’action urbaine, populaire et violente, que nous pourrions qualifier de “maniferilla”, une sorte d’enfant bâtard – mais actif – de la guérrilla et de la manifestation. Éphémères, les barricades ne sont pas tenues par des combattants armés capables de résister aux forces du pouvoir. Mais elles sont vite dressées, souvent faites de matériaux légers, faciles à reprendre. Elles ralentissent l’évolution des policiers, permettent de les accrocher, donnent le temps de casser des vitrines et, pour certains, de se servir. Elles correspondent aux réactions contre la violence sociale quotidienne et aux volontés de déstabilisation qu’elles peuvent entraîner lorsqu’elles sont confrontées à des forces chargées de la défense et de la protection de l’ordre en place.
La violence à laquelle nous assistons donne lieu à des destructions, crée des victimes, nous fait peur. Mais elle a son langage et ses raisons d’être. C’est cela que nous devons essayer de comprendre.
En quelques liens…
Qui parle de “responsabilité” ?
Vous avez assez lu d’articles accusant l’un et l’autre camp. Il me semble plus intéressant d’aborder le problème en terme de responsabilités.
Par exemple :
Celle de l’urbanisme : Selon Stéphane Leclerc le mouvement s’explique par la politique d’urbanisme mise en oeuvre dans notre pays depuis cinquante ans : “Pour la faire courte, celle-ci a consisté à vider les villages, bourgs et villes petites et moyennes d’une grande partie de leurs habitants et activités au profit de périphéries sans âme et sans vie. Cette politique, à laquelle peu de territoires ont échappé, s’articule autour du triptyque : étalement urbain de l’habitat, centre commercial et voiture individuelle”.
Dans le même sens vous pouvez aussi lire mon entretien avec l’architecte Anne Durand “Mutabilité ou plan ? Pour une autre conception des dynamiques urbaines”.
Celle de la gauche invoquée par Edwy Plenel : “À l’image de la convergence écologique et sociale réussie lors de la marche pour le climat, autour du slogan « Fin du monde, fin du mois, c’est pour nous le même combat », les gauches feraient bien d’inventer localement leurs propres carrefours afin de réunir leurs forces pour participer au mouvement en cours tout en respectant son autonomie. Elles ont autant à apprendre de lui, […] qu’à y contribuer […]”.
La nôtre – Les observateurs étrangers sont là pour nous le rappeler, tel Adam Gopnik qui explique dans le New Yorker que nous avons voté une constitution qui fait de l’Assemblée nationale la “filiale de l’Élysée” en précisant que “ça n’est pas un bug mais une propriété du régime”.
Nicolas Hulot l’avait clairement dit en attribuant une partie des raisons de sa démission au fait qu’il se retrouvait seul : “petit à petit, on s’accommode de la gravité et on se fait complice de la tragédie qui est en cours de gestation. […] ça fait 30 ans qu’on est patient. Ça fait 30 ans qu’on laisse les phénomènes se dérouler et qu’ils sont en train de nous échapper”.
Ça vaut pour la planète… et pour la société.
Rien à voir mais…
Jean Viard nous rappelle dans son dernier livre Une société si vivante, que notre espérance de vie a augmenté de 40% en un siècle. Plein d’attentions, il précise dans Libération, que “Je l’exprime en heures, pour éviter une image de l’âge. Si je vous dis «votre espérance de vie est 82 ans», vous voyez une vieille dame. Si je vous dis «700 000 heures», vous voyez une quantité”. Statistiquement nous n’y échapperons pas et ce sera pire pour les gamins d’aujourd’hui.
Ça peut prendre des proportions atroces. Pour pallier pauvreté et solitude, des Japonais de plus de 65 ans cherchent activement à se faire mettre derrière les barreaux. Ils choisissent la prison comme maison de retraite. Ils y ont chaud et 3 repas par jour. Les séniles y bénéficient d’une attention spéciale. Les femmes y sont plus souvent contraintes que les hommes.
Mais vieillir est aussi un état d’esprit.
“Il est interdit d’être vieux !” disait, il y a plus de 200 ans, Rabbi Nahman de Braslav, cité par Maurice Blanchot et repris par Marc-Alain Ouaknin. Ensemble ils précisent qu’il faut l’entendre comme une interdiction “de renoncer à se renouveler, de s’en tenir à une réponse qui ne remettrait plus en cause la question”.
Les questions ? Celles que nous posent l’urbanocène ? Qu’en dites-vous ?
Cette chronique a été publiée le 16 janvier 2019 sur le site Getrevue.co
Photo : Gilets jaunes (Wikipedia)