Tendances et retours de manivelle

Entraînés par la logique (dépassée) du progrès nous ne regardons l’actualité qu’à la lumière des tendances que nous nous efforçons d’y détecter, de ce qui bouge ou qui va bouger. Nous ne faisons attention qu’à elles. Nous oublions ainsi que les avancées, les mouvements, les changements entraînent toujours des retours de manivelle (ou de balancier, voire de bâton).

L’expression est superbe, littéralement. On veut faire démarrer un moteur et, faute de faire attention, la manivelle part toute seule et vous revient sur le poignet. Je sais ce dont je parle : ma première voiture était une Citroën Trèfle de 1924 sur laquelle je me suis esquinté. Mais quel pied.

Prenons quelques exemples.

Nous avons espéré de la présidence d’Obama qu’elle marquerait la fin du racisme. Mais,  insupportable pour beaucoup d’Américains, elle a conduit à l’élection de Trump. Retour de manivelle.

L’éjection de Weinstein de sa toute-puissance hollywoodienne a donné courage à d’innombrables femmes pour dénoncer les abus dont elles ont été (et continuent à être) les victimes. Nous avons voulu y voir l’ouverture sur un monde moins sexiste. Mais la perspective fait suffisamment peur au Brésil, en Andalousie, et ailleurs, pour changer la donne politique. Retour de manivelle.

Les technologies de l’information ont fini par s’imposer en raison des économies qu’elles entraînent (appels téléphoniques entre autres), des connexions qu’elles permettent d’établir avec proches et inconnus, de l’accès aux connaissances qu’elles facilitent. La puissance des entreprises qui les mettent à notre disposition, les menaces qu’elles font peser sur notre vie privée, ou la dépendance qu’elle entraîne chez la plupart d’entre nous, donnent lieu, maintenant, à une forte réaction critique. Retour de manivelle.

Nous nous urbanisons parce que c’est plus sûr, plus efficace économiquement, parce qu’en ville nous interagissons avec plus de gens différents, que nous y trouvons plus d’hôpitaux, d’universités, d’emplois et de possibilité de créer entreprises comme oeuvres d’art (c’est bien pour cela que nous sommes entrés dans l’urbanocène). Mais, une fois les pieds dans le béton nous sentons remonter notre envie, notre besoin de plus de nature. Pour le quotidien Sud-Ouest l’affaire est entendue : “60% des Français sont urbains. Mais selonun sondage BVA […], 65% aimeraient vivre à la campagne”. Retour de manivelle.

Dans chacun de ces quatre cas, c’est le succès même de la tendance en cause – je suis tenté de dire “son inéluctabilité”, même s’il faut être prudent – qui entraîne le retour de manivelle. Macron se trouve peut-être dans ce cas, l’inéluctabilité en moins, bien sûr.

  • Vainqueur, il s’est dépêché d’oublier que la majorité des voix qui se sont portées sur lui au deuxième tour de l’élection présidentielle tenaient plus au rejet de son adversaire qu’à une adhésion à son programe et s’est lancé dans  la mise en oeuvre de réformes insuffisamment discutées. Ceux-ci se rappellent à son bon souvenir. Retour de manivelle.
  • Il l’a emporté grâce à une campagne plus “horizontale” que les autres puis s’est mis à gouverner de façon plus “verticale” encore que ses prédécesseurs. Et se trouve maintenant confronté à une demande de d’extension de la démocratie. Retour de manivelle.
  • Son franc parler a contribué à sa victoire mais le plombe régulièrement depuis qu’il est à l’Élysée. Retour de manivelle.
  • La campagne de Marine Le Pen pour les européennes est placée sous le mot d’ordre “On arrive”, que ses militants saluent comme son retour sur la scène politique. Elle appelle à retourner aux urnes” et mise sur… un retour de manivelle.

Les rond-points, table rondes de l’urbanocène

Le peuple qui a inventé les salons (pour ses élites) puis les cafés (pour tout le monde) se retrouve autour d’un espace bien physique, le rond-point. C’est autour de cette table ronde de l’urbanocène qu’il interpelle la politique d’urbanisme appliquée depuis des décennies (voir CDU #3) mais aussi  l’accroissement des inégalités et les dysfonctionnements de la seule démocratie représentative.

Les yeux fixés sur les avancées (santé, éducation, violence etc…), les tenants des innovations (parmi lesquels je me range) oublient qu’elles sont toujours accompagnées d’inconvénients et de dommages nouveaux qu’on a trop tendance à sous estimer dans l’enthousiasme des débuts. Il en résulte des réactions dues au désir de préserver le statu quo, qu’il s’agisse de peur du changement ou de volonté de préserver les positions acquises, qu’il s’agisse des petits blancs américains, des machos ou des luddites (ceux qui se refusent les technologies).

La force des retours de manivelle est souvent, en matière sociale et politique du moins, proportionnelle au mépris des gagnants pour ceux qui perdent. Obama n’en a pas montré, mais certaines femmes l’ont tweeté (#dénoncetonporc). Les GAFA et Silicon Valley en débordent. Trop de planificateurs urbains ignorent l’effet de leurs projets sur les gens qui les habitent.

Mais ces retours – qui pourraient bien être de bâton – sont aussi des opportunités. Qu’il s’agisse de racisme, de sexisme, d’archaïsme du système institutionnel français ou de développement des villes, la question devient : comment corriger l’insupportable, améliorer le positif, anticiper le probable, dans un monde ouvert où nous ne sommes pas les seuls à bouger ?

La réponse me semble passer par le débat contradictoire sur des thèmes et en suivant des règles adoptés par l’ensemble des participants. L’extension de la démocratie le requiert. C’est, en tous cas, ce qui se joue en ce moment et, si nous savons le comprendre et le mettre en place, ce qui restera de la crise actuelle.

En quelques liens…

Je vois dans “retour de manivelle” ce que les anglo-saxons appellent un “pattern”. Le dictionnaire Collins le traduit comme “modèle” ou “patron de comportement”. Et le Larousse le définit comme “Modèle spécifique représentant d’une façon schématique la structure d’un comportement individuel ou collectif” car l’anglicisme est maintenant accepté. Il désigne en fait des régularités schématiques de plus en plus utiles à mesure que la quantité d’informations dont nous disposons augmente.

Un ces domaines les plus avancés de l’intelligence artificielle est la reconnaissance des motifs ou pattern recognition. Il y a même un pattern computer.

Nous retrouvons cette notion de régularité schématique dans le Rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari et dans son rapport aux concepts de cartographie, territorialisation et déterritorialisation.

Fritjof Capra, que j’ai longuement interviewé il y a quelques années, voit, dans le réseau, le pattern que l’on retrouve à tous les stades du vivant, de la cellule à la ville.

La notion est au coeur d’un système mis au point par Christopher Anderson pour révéler le “langage” de l’architecture et le mettre à disposition de tous ceux qui voudraient construire leur maison eux-mêmes. Son titre en dit bien l’importance pour l’urbanocène : A Pattern Language – Towns, Buildings, Construction

Rien à voir mais…

… En plein dans le mille !

Ce tout nouveau livre intitulé The Age of Surveillance Capitalism de Shoshana Zuboff explique que le capitalisme de surveillance marque un tournant radical dans les méthodes du système. On y apprend que les magnats d’aujourd’hui sont pires que ceux d’hier. Au lieu d’exploiter les richesses du sous-sol ils puisent dans l’expérience humaine. Partant d’une phrase connue selon laquelle « si vous ne payez pas pour un service, vous êtes le produit » elle déclare au New York Times que « vous n’êtes pas le produit vous en êtes la carcasse abandonnée ». Elle expliquait déjà sa thèse dans un article publié en 2016. La formule est bonne. A vous de dire si ça valait un livre.

Cette chronique a été publiée le 23 janvier 2019 sur le site Getrevue.co

Photo : La Trèfle 1924 (Wikipedia)

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...