Mobilité : le dur, le liquide et le léger
Bonjour,
J’écris cette chronique depuis Varsovie où est né le sociologue Zygmunt Bauman. Pour lui, la première époque de la modernité reposait sur l’ordre et les structures – le dur – alors que les temps « liquides » d’aujourd’hui sont définis par l’incertitude, le mouvant, les flux. Mais que veut donc dire ce terme ? Peut-il nous aider à comprendre les évolutions de la mobilité urbaine ?
En quelques mots…
Au moment de la mort du sociologue, il y a un tout petit peu plus de deux ans, Robert Maggiori a expliqué dans Libération que la notion à laquelle Bauman donne un sens précis « est apparue lorsque, à l’ère solide des producteurs, s’est substituée l’ère liquide des consommateurs qui a fluidifié la vie elle-même, une vie frénétique, incertaine, précaire, rendant l’individu incapable de tirer un enseignement durable de ses propres expériences parce que le cadre et les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées changent sans cesse ».
Cela aide à comprendre pourquoi on parle moins de « transport » et plus de « mobilité », une approche qui met moins en avant infrastructures et véhicules pour faire plus de place aux flux. Cette évolution traduit aussi un intérêt croissant pour l’utilisateur qu’on s’efforce de suivre dans tous ses déplacements.
Le premier terme permettait à chaque opérateur, de ne s’intéresser qu’à son seul secteur : métro, bus, taxi, autoroutes, voitures, tramway etc. Ils sont tenus, aujourd’hui, de prendre en compte l’ensemble des moyens utilisés par une personne tout au long d’une journée, voir d’une semaine. C’est aussi le passage du dur (le moyen de transport) au soft (le service permettant d’acheter son ticket ou de prendre connaissance des horaires, par exemple).
Tendance
La tendance est claire, mais gardons nous d’aller trop vite. Le futur de la mobilité n’est pas exempt de développements lourds : le Grand Paris Express, par exemple. Les projets les plus en pointe nous viennent de la folie créatrice d’Elon Musk : Hyperloop, le train qui devrait se déplacer à près de 1.000 kmh dans un tube sous vide. Encore plus folle sa Boring Company s’attaque à la création de tunnels sous Los Angeles pour permettre à des voitures calées sur des « pods » (nacelles) de se déplacer individuellement à près de 240kmh. « Encore mieux que Disneyland » nous dit la revue Verge. Amusant, peut-être, mais follement cher. Et ça ne contribue en rien à résoudre les problèmes de déplacements du plus grand nombre.
Mais les exemples ne manquent pas qui pointent vers une mobilité plus liquide, voir plus légère :
- Les bus à haut niveau de service (traduction stupide de Bus rapides), en faveur desquels on commence à abandonner les tramways. Même fluidité sans entrave, puisqu’ils se déplacent sur des voies réservées, infrastructure plus légère car ils n’ont besoin ni de rails ni de câbles.
- A mi chemin entre liquide et léger il faut prendre en compte les systèmes permettant d’utiliser différents moyens de transport avec un seul paiement. La carte Navigo en est un exemple préliminaire. Personne n’est obligé de pousser le bouchon aussi loin que ces Suédois qui se sont fait insérer une puce dans le bras pour ne plus rien avoir à présenter quand ils prennent train ou métro.
- On en arrive ainsi à la notion de MaaS, Mobility as a service. Encore à l’état de test (en Suède et en Suisse) le projet Ubigo ouvre de nouvelles perspectives : les utilisateurs sont invités à renoncer à leur voiture en échange d’un forfait mensuel couvrant tous leurs déplacements y compris la location d’une voiture pendant le week-end. Après l’essai très peu ont envie de revenir en arrière.
- Le record de la légèreté pourrait être donné, au Bureau des temps de la métropole de Rennes qui est parvenu à éviter la construction d’une ligne de métro supplémentaire en « rasant » les pics d’affluence autour de 8h du matin. Comment ? Ils ont obtenu des principaux employeurs de la ville qu’ils distribuent mieux les heures de début de la journée de travail. A l’Université par exemple, en étalant l’heure d’entrée en cours des étudiants.
- Concurrent sérieux : le smart phone que certains préfèrent à la voiture…
Alors : liquide ou légère notre mobilité urbaine ? Les deux, bien sûr.
Liquide car elle correspond à cette globalité dans laquelle le monde se comprend mieux par ses flux que par ses murs frontières. Légère dans la mesure où elle est digitale. Mais que penser des voitures autonomes dans un tel contexte ? Il y a un piège : la perspective peut attirer parce qu’elle semble plus liquide en prétendant supprimer la question du parking. Mais le problème n’est-il pas, précisément, que leur capacité à toujours rester dans les flux de circulation risque d’en ralentir la fluidité, comme c’est le cas avec Uber et Lyft à San Francisco et dans plusieurs autres villes américaines.
Italo Calvino
L’éloignement du dur et du solide nous conduit ainsi au léger dont Italo Calvino a pressenti l’importance, dès 1973, dans son livre (Villes invisibles, Gallimard). On y entend Kublai Khan, se dire convaincu que “C’est sous son propre poids que l’empire va s’écraser [et rêver de] villes légères comme des cers-volants,”. Dans ses Leçons américaines, écrites en 1991, l’auteur italien choisit la légèreté comme « symbole inaugural pour se présenter au nouveau millénaire » une image pour combattre cette « vitalité des temps, bruyante, agressive et vrombissante, [mais qui] appartient au règne de la mort, comme un cimetière de voitures rouillées ».
Musique !
Mais attention. La liquidité, à la Bauman, s’accompagne de l’obligation de constamment s’adapter, à quoi nous devons ajouter l’accélération qui est un peu comme la pesanteur du temps. Combinée à la légèreté elle entraîne souvent d’un déplacement de la charge. L’utilisateur est « au centre », mais, suivant le modèle Ikea, il lui revient de faire une partie croissante du travail. Dans le cas d’Uber, c’est aux chauffeurs de se démerder.
N’est-ce pas pour cela que nous voulons plus de responsabilité de la part des autorités, privées comme publiques, et plus de participation dans les choix engageant nos sociétés ?
En quelques liens…
- La phrase de Kublai sur le poids de l’empire fait écho à l’ancien maire de Denver que j’ai citée dans la CDU #5 pour qui : « le XIXe a été le siècle des empires, le XXe celui des Etats nations. Le XXIe siècle sera celui des villes »
- Sur les Bus à Haut Niveau de Service, lire l’excellent article d’Olivier Razemon intitulé Dans les villes moyennes, le succès des bus déguisés en tramway.
- Zygmunt Bauman est moins connu (pas assez) chez nous que dans nombre d’autres pays. Alors, avant de sauter sur ses livres – La vie liquide et L’amour liquide pour rester dans notre sujet -, rafraichissez-vous la mémoire avec cet article de la revue Sciences Humaines. Vous y trouverez quelques éléments clés sur la « post-modernité incertaine » et, une brève intro à « la vie liquide ». Creusez un peu avec cet entretien sur le site de la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Strasbourg.
Rien a voir mais…
J’ai assisté jeudi dernier aux pitchs des étudiants de l’Epitech (école d’informatique, campus Barcelone) parmi lesquels une équipe se proposait de rendre les stades moins mauvais pour l’environnement. Belle idée pour un problème dont Paris ne peut faire l’économie pour les J.O. De 2024. Voici quelques pistes :
- Presque rien de ce qu’on utilise pour le sport n’est biodégradable.
- Des femmes sportives nous proposent quelques exemples de solutions.
- Le premier club vegan du monde se trouve en Grande Bretagne… et en 4ème division.
- Les stades les plus durables du monde.
- Ce que fait un stade basque avec ce que les fans grignotent pendant un match.
Cette chronique a été publiée le 20 février 2019 sur le site Getrevue.co
Photo : Cycliste urbain (pixnio.com)