Plan préconçu et dynamique urbaine sont deux façons, à la fois contradictoires et complémentaires, de concevoir le développement de nos villes. Anne Durand en a bien posé les bases dans notre récent entretien. Au milieu d’un tour du monde des tiers-lieux dans le cadre de son Projet WideOpen Léa Massaré rebondit avec ce texte sur l’urbanisme transitoire, qu’elle voit comme une réalité à la fois présente et prometteuse. Elle précise en m’envoyant le texte : « J’ai recherché sur la toile un langage nouveau qui aurait pu être crée pour désigner ce nouveau processus de fabrique urbaine, que seul mon instinct et le terrain m’avaient jusqu’alors laissé percevoir, sans parvenir pour autant à le nommer. C’est ainsi que j’ai découvert le concept de « mutabilité urbaine » d’Anne Durand. Je vois bien qu’il n’y a pas de hasard, et que nous pointons toutes deux vers la même direction, celle d’un urbanisme itératif et collectif ».
Léa Massaré
Tous les tissus urbains ont leur part de vides : des édifices ou terrains laissés temporairement inoccupés, généralement dans l’attente d’une destruction ou rénovation. Mettre ces espaces à la disposition d’associations, de jeunes entreprises ou d’artistes pour quelques mois ou années – au seul prix des charges et taxes – épargne au propriétaire, privé ou public, ses frais de maintenance, gardiennage, tout en palliant les risques liés à la vacance : incendies, délabrement, occupation illégale entre autres.
En 2012, Les Grands Voisins, plus grand site transitoire d’Europe, ouvrait ses portes à l’endroit de l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul, alors en cours d’acquisition par la ville de Paris. Six ans plus tard, ce modèle pionnier a su convaincre de son potentiel, et figure maintenant dans l’agenda stratégique de nombreuses villes – en France et ailleurs – prêtes à prendre le pari du transitoire.
Un processus collectif
La ville de Montréal, impulsée par l’association Entremise, vient notamment de lancer son premier pilote d’urbanisme transitoire, le Projet Young et s’est déjà engagée sur la mise en place de 10 autres projets dans les prochaines années. « Connecter des espaces sans personne à des personnes sans espace ». Pour Philémon Gravel, co-fondateur du projet, c’est « une façon de dire que la construction de la ville n’appartient plus à un petit groupe possédant les capitaux et les outils de construction mais [qu’elle opère] plutôt comme un processus collectif ».
Et ça n’est pas tout. Comme surgi des limbes de nos processus urbains statiques et normés, un marché immobilier ignoré apparaît, aussi vaste que prometteur. On ne comptait par exemple, en 2012, pas moins de 4 millions de mètres carrés de bureaux vacants en île de France (soit l’équivalent de 40 tours Montparnasse), dont 800 000 m² inoccupés depuis plus de cinq ans. Pour les collectivités également, le manque à gagner est immense : création d’emplois, revitalisation de territoires marginalisés, plus grande égalité des chances, densification du tissu social et culturel local… Mais, si les promesses sont belles, cet usage émergent ne vient pas sans sa part de défis.
Créer un bâti liquide
Quand le cadre légal n’a pas encore été conçu pour accompagner un usage, il faut commencer par résoudre un à un les nœuds administratifs, juridiques, bureaucratiques qui freinent et complexifient sa mise en place. C’est un travail de longue haleine, disait le philosophe et sociologue Henri Lefebvre. Il implique de transformer les modes traditionnels de construction urbaine afin d’y réintégrer l’inconnu et repenser la ville, comme un processus continu, et non plus comme un produit.
Plutôt que d’établir des structures pérennes et onéreuses, qui ne seront bientôt plus que des fantômes de visions passées, il faut créer un bâti liquide pour soutenir les transitions et concevoir des espaces capables d’évoluer au rythme de nos sociétés effrénées.
Il s’agit également de trouver des modèles économiques pérennes adaptés, à même de financer ces expériences temporaires. Si les montages financiers changent d’un lieu à l’autre, ils sont généralement rendus possible par une collaboration multi-acteurs. Un propriétaire mettant son espace à disposition à prix coûtant, un locataire principal prenant en charge l’aménagement et enfin les bénéficiaires couvrant les charges quotidiennes. On atteint l’équilibre sur le court terme, sans faire de millions. Dédiés à la création de bien commun, et non du capital, les propriétaires sont pour l’instant très souvent publics. Or le secteur privé, qu’il reste encore à acculturer – a tout à y gagner. Revalorisation de la bâtisse, renforcement de l’attractivité du quartier, l’affaire peut s’avérer très rentable sur le long terme et il n’est pas insensé d’imaginer que demain le modèle aille jusqu’à s’inverser, les propriétaires rémunérant les locataires pour revitaliser le tissu local.
Des chantiers laboratoires
Bien loin d’un urbanisme technocratique et systématisé, où l’aménagement est planifié d’en haut et où les projets peuvent mettre plusieurs années à se mettre en place – dans la lignée des grands ensembles – les espaces transitoires sont des chantiers laboratoires, où questionner, tester des idées, expérimenter des pratiques pour innover en temps réel.
Prenant le pouls des communautés locales, ils permettent de préfigurer voire même d’influencer, par une approche d’essai-erreurs, le projet urbain pérenne qui succédera à l’expérience éphémère. Cet urbanisme en trait d’union, itératif, participatif et contextualisé, assure ainsi une transition humaine et progressive, entre usages passés, actuels et à venir du lieu.
La réactivation de la vie locale offre de plus l’occasion unique de constituer une communauté, investie autour du projet urbain à venir, pour un plus grand ancrage local. Dans le cas du Projet Young par exemple, les 22 mois d’expérimentation laissent le temps de constituer une communauté à même d’animer un éventuel espace de projets collectifs, dans le logement social prévu sur le site.
Une piste de solution
En les accompagnant dans la réappropriation de leur espace urbain, de ses enjeux, et de son processus de création, ces parenthèses transitoires restituent aux communautés, ce droit collectif et oublié, de questionner la ville et de la penser non plus comme un fait mais comme un projet commun. C’est ici que l’usage transitoire nous révèle toute sa profondeur démocratique. Puissant catalyseur de participation citoyenne, si le transitoire peut séduire, c’est qu’il laisse percevoir une piste de solution à la création d’une société plus durable.
Une version de ce billet a été publiée sur le site du Monde.fr le 2 Novembre 2018.
Photo : Léa Massaré (Collection privée)