Article publié dans le supplément Science&Techno du Monde daté du 14 janvier
Qu’il s’agisse des transferts d’argent sur mobile ou de l’utilisation des réseaux sociaux dans la lutte contre les dictatures, innovations et changements émergent de plus en plus souvent dans des endroits où nous ne les attendons pas. La lecture du livre Where Good Ideas Come From : The Natural History of Innovation ( » D’où viennent les bonnes idées : l’histoire naturelle de l’innovation « ), de Steven Johnson (Riverhead Books, 2010), peut nous aider à comprendre pourquoi.
L’auteur de Tout ce qui est mauvais est bon pour vous : Pourquoi les séries télé et les jeux vidéo rendent intelligent (éditions Privé, 2009) nous emmène cette fois dans les environnements humains tels que » l’architecture des laboratoires scientifiques qui réussissent, les réseaux d’information du Web ou le système postal du siècle des Lumières ainsi que les grandes villes et même les carnets de notes des grands penseurs. Mais – il – regarde aussi les environnements naturels biologiquement innovants : les récifs coralliens, les forêts tropicales ou la soupe chimique qui a d’abord donné naissance à cette bonne idée qu’est la vie « .
Il en tire sept conditions propices à la créativité.
Lentes intuitions
On y trouve des notions relativement évidentes comme l’erreur qui peut être positive, les plates-formes ouvertes ou les réseaux liquides et informels. Moins évidente, la notion d’ » adjacent possible « , prise chez le biologiste Stuart Kauffman, montre que le nouveau naît souvent d’une adaptation de choses proches.
Gutenberg, par exemple, s’est inspiré des pressoirs à vin pour inventer l’imprimerie. L’exaptation, par ailleurs, intervient quand on utilise une propriété ou un objet nouveau à des fins auxquelles elle ou il n’était pas destiné. Apparues pour tenir chaud, les plumes ont été ensuite utilisées par les oiseaux pour voler.
Les innovations ne sont que rarement des coups de génie tombant du ciel comme la pomme de Newton. Elles sont en fait le fruit de » slow hunches « , pressentiments (ou intuitions) lents à se former. Elles naissent au terme d’une longue maturation, dans la rencontre avec d’autres, parfois alors qu’on travaille à autre chose (la fameuse sérendipité des hasards heureux). Ceux qui » poussent les frontières du possible y parviennent rarement dans des moments de grande inspiration. (…) Leurs concepts incubent et se développent lentement (…) parfois pendant des décennies. Elles sont imbriquées avec les idées et parfois les technologies, voire les innovations d’autres personnes « .
C’est ce qui explique l’importance des réseaux ouverts et des lieux comme les salons et les cafés du siècle des Lumières. Comme Internet aussi, bien entendu. Loin de croire qu’il nous rend bête, ainsi que l’écrit Nicolas Carr dans l’article » Is Google Making Us Stupid ? » ( » Est-ce que Google nous rend idiots ? « ) paru, en 2008, dans la revue The Atlantic, Steven Johnson y voit un espace particulièrement propice à la créativité.
« D’où viennent les bonnes idées » permet de mieux comprendre ce que je découvre sur le terrain avec ce tour du monde. Nous avons trop tendance à ne considérer comme innovations que celles qui tombent du ciel ou plutôt de la Silicon Valley. Mais toutes sont des assemblages, et les créateurs sont plus des bricoleurs (comme l’avait proposé François Jacob cité par Johnson) que des ingénieurs. Or les bricoleurs, il y en a partout, et les plus ingénieux vivent souvent dans les conditions les moins favorables.
Et le Net, à partir du moment où on y a accès, devient une plate-forme de connectivité maximale grâce à laquelle on peut, partout dans le monde, échanger des trouvailles, laisser ses idées polliniser et se heurter à d’autres, découvrir par hasard des éléments qui enrichissent nos lentes intuitions au point d’en faire des innovations.
[Crédit Photo : Ѕolo sur Flickr]