Photo : Francis Pisani
Grand métis mince, Marlon Parker est un Sud-Africain de 34 ans dont nous n’avons pas fini d’entendre parler. Informaticien diplômé de l’université de technologie de la péninsule du Cap il vit dans un de ces quartiers défavorisés où les jeunes se droguent et se façonnent une identité qui leur semble plus attrayante en s’affiliant à des gangs.Soucieux de les aider avec ce qu’il savait, il en a réuni une poignée et leur a montré comment ils pouvaient utiliser les technologies digitales pour raconter leur histoire. Impressionnés par le résultat, mères et pères sont venus pour apprendre à raconter la leur. Puis les grands parents, puis les jeunes frères et sœurs.Mais Marlon n’a formé que le groupe initial de 14 jeunes qui se sont ensuite chargés d’enseigner à d’autres ce qu’ils avaient appris. Et ainsi de suite. Au total plus de 6000 personnes ont ainsi découvert comment parler d’eux sur le web et comment s’entraider. Pour organiser tout cela au mieux il a créé RLabs.org dans lequel R figure pour « reconstruction ». Une organisation sans but lucratif dont la vocation était de « reconstruire les communautés », m’a-t-il expliqué, d’introduire « la révolution sociale par l’innovation ».A mesure qu’ils mettaient la main à la pâte, jeunes et moins jeunes se sont retrouvés confrontés à d’autres problèmes. Ils ont donc créé un incubateur social. « Nous nous sommes rendus compte qu’il fallait générer des revenus et nous essayons de transformer les vendeurs de drogues en entrepreneurs sociaux. » Comment, par exemple, répondre aux requêtes des jeunes drogués cherchant un conseil en se servant des téléphones mobiles sans pour autant mobiliser des centaines de personnes à chaque instant.Ils ont donc mis au point une messagerie instantanée efficace avec communication directe entre les intéressés et « regard » de conseillers qui arrivent ainsi à gérer 300 conversations en une heure. La technologie s’appelle Jamiix, contraction de « Jamiia » qui veut dire communauté en swahili et de « x » pour exchange en anglais.Il a suffi ensuite de lui donner un look un peu différent pour la vendre à d’autres organisations : groupes travaillant avec les victimes du SIDA, centres de conseils aux étudiants dans les universités, ou call centers. Avant de passer aux opérateurs télécoms intéressés par la gestion de communautés. Avec une fonction de tchat live elle est utilisée par Mxit.com, le plus gros réseau social africain. L’Indonésie l’a adoptée pour les cas de catastrophe naturelle.Jamiix est maintenant l’un des produits d’une holding – Movigotech.com – dont Parker est le PDG. Elle est présente en Afrique du Sud, Malaisie, Finlande et Grande Bretagne. Elle a aussi développé une application de cartographie des Points d’intérêt au moyen de téléphones mobiles.Il s’agit donc d’un projet, d’une entreprise, d’un mouvement né de la nécessité d’aider des gens qui en avaient besoin d’une façon nouvelle.Marlon Parker est un entrepreneur, mais contrairement à ce qu’on serait tenté de croire il ne l’est pas devenu du jour où il a commencé à se faire payer pour ses services. Il l’est depuis le jour où il a utilisé ses connaissances et réuni les ressources nécessaires pour répondre aux besoins de 14 jeunes défavorisés et leur donner les moyens de changer leur vie, leur monde.Les anglo-saxons accordent à Jean-Baptiste Say, d’avoir le premier utilisé le mot « entrepreneur » comme élément déterminant de l’activité économique. Il le définissait comme quelqu’un capable de « déplacer des ressources » d’un niveau où elles ne sont pas très rentables à un niveau où elles donnent de meilleurs résultats, où elles sont plus efficaces.Près d’un siècle plus tard l’autrichien Joseph Schumpeter a donné au terme une dimension nouvelle en disant de l’entrepreneur qu’il a l’énergie suffisante « pour bousculer la propension à la routine et réaliser des innovations« .Par petites touches on a fini par ajouter l’aptitude à saisir des opportunités, à être capable de prendre des risques et à mettre en œuvre le tout avec un énorme travail sans avoir peur de l’échec.Au cours de mes voyages, au fil des entretiens réalisés, j’en suis arrivé à définir l’entrepreneur comme quelqu’un qui voit des opportunités, réunit des ressources (humaines, techniques, financières) et prend des risques pour réaliser quelque chose qui est de l’ordre du rêve.Dans un article écrit pour lancer le « mois de l’entrepreneur » 2012, Brett Nelson, ex rédacteur en chef de Forbes, écrivait dans la revue pour laquelle il a travaillé pendant 14 ans : « Les entrepreneurs, dans le sens le plus pur du terme, sont ceux qui identifient un besoin – n’importe quel besoin – et le satisfont. Il s’agit d’une sorte de force (urge) primordiale, indépendante du produit, du service, de l’industrie ou du marché. » Il les distingue des gestionnaires et des financiers, de la même façon que nous devons apprendre à distinguer l’entreprise naissante qui innove pour exister et la corporation qui gère pour perdurer.Saisir des opportunités, prendre des risques, réunir des ressources, innover et agir avec ténacité… je pense en écrivant ces mots autant à Gandhi ou à Martin Luther King qu’à Steve Jobs. Et c’est bien pour cela que je me dis qu’entreprendre et innover (deux notions difficiles à séparer dans l’univers des startups que je sillonne) sont aussi des valeurs politiques, des valeurs de gauche (pas exclusivement mais de façon indiscutable)L’innovation, telle que je la découvre partout où je vais est toujours le résultat d’un assemblage improbable d’éléments pas tous nouveaux pour résoudre un problème, répondre à une nécessité ou tirer parti d’une opportunité dans un espace donné. C’est, avec mes mots, la définition que j’entends le plus souvent. La volonté de résoudre un problème implique, en général, une dimension sociale. Celle de saisir une opportunité peut parfaitement résulter d’une vision politique, d’une volonté de changement.A cela je dois ajouter que je découvre un peu partout trois catégories d’entrepreneurs. Les entrepreneurs d’affaires (business entrepreneurs) songent exclusivement ou essentiellement à gagner de l’argent. Les entrepreneurs sociaux (social entrepreneurs) sont de plus en plus nombreux et reconnus. Les définitions varient. La plus large consiste à dire qu’ils créent une entreprise ayant un objectif social et capable de s’autofinancer de gagner de l’argent.J’ajoute une troisième catégorie pas moins importante, même si elle n’est généralement pas prise en compte : les entrepreneurs activistes (activist entrepreneurs) : des gens qui rassemblent du monde et des ressources pour s’attaquer à des problèmes sociaux et ainsi changer le monde sans se soucier de gagner de l’argent.Curieusement ou pas, les trois types – que l’on trouve souvent sous des formes hybrides, sauf aux extrêmes – utilisent avec la même énergie deux notions fondamentales. Ils s’efforcent tous de « créer de la valeur » sans y mettre le même sens, et les plus dynamiques d’entre eux répètent à qui veut les entendre qu’ils agissent pour « changer le monde ». Personne ne saurait contester que Jobs, King et Gandhi y ont contribué chacun à sa façon d’une façon péremptoire.Cela n’est pas moins vrai, à un niveau plus modeste, et donc plus à notre portée, avec les fondateurs de Skype qui ont bouleversé l’empire des télécoms, comme avec les activistes de l’Avenue Bourguiba ou de Tahrir Square qui ont mobilisé des ressources, pris des risques saisis des opportunités et innové.> Voir la vidéo : L’innovation selon Marlon ParkerAfficher Pisani Winch 5 sur une carte plus grande

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...