Article publié dans le supplément Science & Techno du Monde daté du 12 mai 2012
Le rapport au temps est peut-être ce qui sépare le plus Silicon Valley de ce que je vois dans mon tour du monde. En Californie tout le système repose, pour de bonnes raisons économiques, sur la vitesse de conception, d’exécution, de « stratégie de sortie » (le rachat ou l’entrée en bourse). C’est intégré dans le développement des applications avec la notion de « version bêta » qui consiste à mettre un produit sur le marché avant qu’il soit prêt, puis à l’améliorer grâce aux réactions des usagers.Du Brésil à l’Inde que je viens de visiter, la chanson est toute autre. A Recife, Silvio Meira, professeur d’informatique qui a joué un rôle essentiel dans le développement de la ville en troisième pôle technologique de son pays (derrière São Paulo et Rio De Janeiro) m’a déclaré : « Il a fallu 30 ans à Silicon Valley pour s’affirmer. L’Inde travaille au développement de Bangalore depuis les années 70. Ça n’arrive pas d’un coup de baguette magique. Il faut former des dizaines de milliers d’ingénieurs, apprendre à exécuter systématiquement. » Et, toujours, il faut réveiller l’esprit d’entreprise.A Djakarta, en Indonésie, Rama Mamuaya, fondateur du site d’information DailySocial.net, m’a fait visiter l’incubateur Merah Putih en m’expliquant que les startups y restaient longtemps, un an et demi ou plus. « La plupart sont fondées par des gens très jeunes sans expériences des affaires, comme moi. Le but est de nous établir comme entreprise stable. On ne peut pas fixer de limite de temps pour cela. »A Mumbai, en Inde, Vishal Gundal, entrepreneur devenu investisseur a lui aussi étudié l’histoire de Silicon Valley. Non seulement « Ce qui se fait aux États-Unis en 2 ans en prend 4 ou 5 ici et le long terme peut s’étendre jusqu’à 7 ou 10 ans, » mais la dynamique ne s’enclenche qu’après qu’une startup ou deux aient connu un tel succès que plein de jeunes ont envie de se lancer dans l’aventure.Une idée que reprend Poyni Baht, directrice de SINE, incubateur de l’Indian Institute of Technology-Bombay créé en 1999. « Nous manquons d’exemples (role model), » m’a-t-elle expliqué. « Nous n’avons pas encore assez d’entrepreneurs ayant réussi pour alimenter une communauté. L’expertise est limitée. L’échec est encore tabou. C’est une question d’écosystème. « Quant à Mahesh Samat ancien directeur de Disney pour l’Inde, il est convaincu que « Les marchés émergents ne croîtront pas du jour au lendemain. Il n’en a été ainsi ni aux États-Unis ni en Europe. Ils suivront une courbe normale. La croissance rapide est une exception. »L’argent n’est pas vraiment le problème. Il y en a partout, mais ceux qui le détiennent ne sont pas habitués aux risques et se méfient de l’intangible économie de la connaissance. Ils préfèrent « en donner à un fils idiot plutôt qu’a un inconnu qui le mérite, » m’a déclaré l’entrepreneur et investisseur, Mahesh Murthy, issu lui-même d’une famille de brahmanes. Tout ça changera mais il faut attendre l’arrivée des natifs digitaux des familles riches.Deux leçons se dégagent de l’importance du temps dans le développement de l’innovation dans le monde. La première est que la volonté d’aller vite peut être un piège (aussi bien pour certains locaux soucieux d’imiter Silicon Valley que pour les investisseurs étrangers impatients d’appliquer leur modèle qui marche… ailleurs).La seconde est que notre monde est peut être plat mais sûrement pas lisse. Polychrone, il fonctionne à plusieurs vitesses à la fois. L’innovation a besoin d’argent, d’organisation, de développements liquides mais pour avancer elle met en cause des comportements des héritages qui bougent… à la vitesse du magma.Mais ne nous trompons pas. La vraie constante, derrière ces temps multiples, est que ça bouillonne partout.