Le texte qui suit est écrit par Éric Cassar, architecte, ingénieur, créateur du bureau Arkhenspaces et Grand Prix Le Monde-Smart Cites 2017 en réponse à un article dans lequel j’affirmais que : « La ville ­moderne est une ville de flux : la force de ces courants l’emporte sur celle des lieux. Ce qui circule compte plus que ce qui ne bouge pas ». Il insiste, pour sa part, sur le fait que murs, limites et frontières sont essentiels, à condition de prendre en compte leurs porosités et variabilités.

L’accord n’est pas nécessaire. La discussion est toujours bienvenue pour mieux comprendre les défis auxquels nous devons faire face.

 

Éric Cassar

Si, comme évoqué par Francis Pisani dans l’article Jusqu’où va la ville ? le périmètre urbain s’élargit ; la volonté parfois affirmée de faire disparaître l’idée de limite territoriale sous prétexte d’une superposition infinie de réseaux me paraît complètement insensée. Ce mot de frontière ou de limite est trop souvent utilisé à mauvais escient, car il évoque de prime abord la ségrégation, or je défends l’idée de circonscription, de sphères, de limites ou de frontières voire osons le mot de mur ! La question du mur ou de la limite (physique ou immatérielle) induit d’une part celle de la nature des espaces et des contenus situés de part et d’autre et, d’autre part, celle de la nature de la limite elle-même : son degré de porosité, sa matière, sa variabilité.

Le mur est le premier élément d’architecture, il s’inscrit dans le paysage d’abord pour protéger, pour séparer souvent un espace privé (l’abri) d’un espace public ou naturel mais il peut aussi devenir un repère, un support, un lieu de rencontre au droit de ses portes et parfois permettre de relier, car selon sa nature il peut être un chemin, un lieu de promenade à l’image de la plage qui sépare la mer et la terre.

 

Ouverture sur une poétique de l’ailleurs

De même une frontière n’est pas un lieu infranchissable – ce sont des lois qui parfois la rendent ainsi – car elle peut se concevoir avec une épaisseur, des gradients, des ouvertures, une granulométrie. En définissant deux espaces de natures différentes, elle produit de la diversité, elle structure et évite, en ce sens, la propagation, l’étalement. Aujourd’hui, la limite d’une commune ou d’une métropole ne protège pas tant l’intérieur d’invasion extérieur comme pouvait le faire les murailles ou les remparts mais l’extérieur (l’espace naturel) d’une prolifération de l’intérieur (l’espace humain). Une limite entre un espace naturel et un espace urbain participerait potentiellement à la préservation de zones « vierges », ce qui me semble essentiel à l’ère de l’anthropocène et du réchauffement climatique : préserver des espaces qui ne seraient plus habités principalement par l’homme mais où les animaux sauvages auraient leur place pleine et entière, où la végétation serait libre. Ces espaces naturels ne sont pas des espaces à systématiquement sanctuariser ils doivent offrir des continuités et pouvoir en ce sens traverser nos villes. La nature sauvage doit traverser nos villes comme nos autoroutes traversent nos campagnes.

Or les frontières ne sont bien sûr pas exclusivement physiques, elles sont aussi immatérielles. Par exemple on pourrait imaginer une limite qui définirait des espaces non-connectés. Il s’en suit tout une poétique autour du flou, de l’ailleurs…

 

Attention aux zones inhabitables

En raisonnant cette fois par l’absurde, on s’aperçoit que l’absence de limite à l’échelle d’un territoire produit de l’urbain mais empêche de faire ville et de produire une densité capable d’offrir à tous les services liés. Il suffit pour cela d’observer, partout en France, l’extension non-maitrisée des villes historiques par les zones industrielles ou commerciales qui produisent des espaces péri-urbains dont on a du mal à qualifier la nature et qui, outre leur grande laideur, produisent des zones mono-fonctionnelles uniformes, inadaptées aux modes de vies. Des zones « inhabitables » parce qu’à la fois urbanisées et trop peu denses, conséquences d’une recherche permanente d’économie financière. Il est beaucoup plus facile de construire un bâtiment peu cher et répondant aux normes environnementales sur un terrain vierge avec un bon sol que dans une dent creuse urbaine. En conséquence, sans régulation des pouvoirs publics, l’extension infinie des territoires avec des bâtiments médiocres construits à moindre coût tout en bénéficiant – c’est un paradoxe – d’infrastructures chères et inadaptées (immenses rondpoints, larges voiries automobile) n’est pas prête de s’arrêter.

Imaginer que Paris s’étende jusqu’au Havre pour atteindre la mer et pourquoi pas jusqu’aux Alpes pour atteindre les hautes montagnes est selon moi un non-sens. Le grand Paris est plein d’inégalités (in-équités) entre la richesse du Paris intramuros – où la densité offre une qualité de service (transports, commerces, cultures, équipements) tous accessibles à pied – et l’espace public distendu des premières et surtout deuxièmes couronnes (largeur disproportionnée des rues, terre-plein, parking etc.).

Il me semble que c’est par la définition de limites permettant de circonscrire même temporairement certains espaces que nous pourrons retisser la ville dans l’urbain. C’est aussi en réfléchissant à la nature et aux propriétés de ces limites que nous irons au-delà des frontières… un au-delà à chercher autant à l à l’extérieur qu’à l’intérieur de la frontière elle-même.

 

Une version de ce billet a été publiée sur le site du Monde.fr le 22 Octobre 2018.

 

Photo : Eric Cassar

 

 

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...