Par Francis Pisani et Laetitia Van Eeckhout
Nous parlons beaucoup des villes sans préciser ce dont il est question. « Paris » peut parfois signifier la municipalité, l’agglomération, voire la région. Il en va de même de Bordeaux, Nice, Lyon, Lille et de pratiquement toutes nos agglomérations d’une certaine taille. Surtout aujourd’hui, la vitalité d’un espace urbain tient moins à ses dimensions qu’à ses connexions, comme l’explique la géographe Nadine Cattan.
Le terme de ville, comme celui de métropole, « ne racontent plus les dynamiques territoriales en cours », souligne celle-ci. Figés, les périmètres administratifs ne rendent pas compte ni des discontinuités spatiales ni, a fortiori, des multiples relations qui connectent les territoires les uns aux autres. Au lieu de regarder « leurs répartition et leurs localisation », il s’agit, explique la chercheuse, de se pencher sur « leurs articulations et leurs interdépendances » : de passer de la « ville territoire » à la « ville réseaux ».
C’est là qu’intervient la notion de « système urbain ». Un terme essentiel dont se réclame Nadine Cattan et qui, contrairement à celui de ville ou de métropole, permet d’appréhender les territoires comme des espaces dont le fondement même est la relation, le lien. L’approche n’est pas totalement nouvelle et remonte, notamment, aux notions « d’espaces de flux » et « d’espaces de lieu » lancées par Manuel Castells dans sa trilogie « La société en réseaux ». Olivier Mongin lui-même n’a-t-il pas publié « La ville des flux » ? Certes, reconnaît Nadine Cattan sans la moindre difficulté. Mais la plupart des auteurs qui se sont penchés sur le sujet s’en sont tenus à l’incantation, à la théorie, à la conceptualisation, observe-t-elle. Intitulé « Les systèmes urbains français », le travail mené en 2012 par la géographe avec son équipe pour la Datar, se veut, lui, « concret ».
Interdépendance des territoires
Jusqu’alors les lectures des relations restaient segmentées ou partielles. Elles se penchaient trop souvent sur un seul type de relation, comme les relations domicile-travail. Or celles-ci ne représentent plus que moins d’un tiers des déplacements des individus. Nadine Cattan et son équipe ont donc choisi de prendre en compte simultanément sept types de liens pour dresser une nouvelle carte des territoires : les mobilités domicile-travail ; les migrations résidentielles ; les mobilités de loisirs à travers l’emplacement des résidences secondaires ; les liens de la société de la connaissance via les partenariats scientifiques ; ceux de l’économie à travers les relations entre sièges sociaux et établissements d’entreprises ; et les mobilités à grande vitesse à partir d’un indicateur mixte sur l’offre aérienne et TGV.
« Pour voir l’interdépendance entre les territoires, insiste Nadine Cattan, il faut combiner plusieurs types de flux, de mobilités que génèrent nos sociétés du travail, des loisirs, de la connaissance, des affaires. » Appliquée à toutes les agglomérations françaises de plus de 5 000 habitants, cette grille a permis de faire émerger 26 systèmes urbains de proximité qui sont également abordés dans leurs relations entre eux et dans leurs liens avec Paris. La géographe insiste sur la nécessité de regarder à plusieurs niveaux les flux irriguant les territoires (proximité, entre systèmes urbains, et avec Paris).
L’outil est en place. La méthode est affinée après de nombreux tests. Les résultats sont visibles sur des cartes. Mais, au-delà des chercheurs et des universitaires, qui peuvent-ils intéresser ? A quoi tout cela sert-il ?
Réponse sans ambiguïté : « Passer de ville à système urbain permet de changer nos grilles de lecture des dynamiques territoriales et ainsi de modifier nos politiques publiques. » « Elus et développeurs sont appelés à mettre l’accent, non plus sur l’accumulation des populations et des emplois à un endroit donné, mais sur les connexions entre les différents lieux, insiste Nadine Cattan. Il faut aujourd’hui penser les villes, les métropoles, en termes de complémentarités et non plus se focaliser sur leurs avantages concurrentiels. »
Archipels métropolitains
Les systèmes urbains ne se calquent-ils pas au fond sur les « métropoles » qui structurent maintenant l’essentiel du territoire national ? Nadine Cattan préfère la notion d’« archipel métropolitain », parce qu’elle introduit « la multipolarité plutôt que le monocentrisme ». Rennes utilise le terme pour parler de sa métropole. C’est un peu la différence entre le modèle centralisé de Londres ou de Paris et celui, distribué, de Los Angeles.
Aujourd’hui on ne peut plus continuer à réfléchir en termes de hiérarchie, de centre-périphérie, estime la géographe. « L’accent doit être mis sur la réciprocité et les complémentarités entre territoires. » Bien sûr on ne gommera jamais l’existence de territoires plus denses que d’autres. Les flux transversaux relient évidemment les têtes de pont de chaque système urbain. Mais, relève-t-elle, « quel que soit sa taille, chaque territoire a ses ferments d’innovation, de créativité, de rebond ». C’est pourquoi, lorsque l’on évoque les villes principales, il faudrait, selon elle, « ne plus parler de métropole mais de “gateway”, de porte d’accès, c’est-à-dire d’un lieu d’interface qui permette une réciprocité, une complémentarité entre les territoires et favorise ainsi un meilleur accès partagé aux ressources ».
Cette réalité des fonctionnements territoriaux appelle un profond changement des mentalités. Reste qu’aujourd’hui, observe la géographe, « on ne sait pas gouverner en dehors de cadres et de périmètres, on ne sait pas raisonner à différentes échelles. Car toute enveloppe budgétaire est affectée à un territoire, et l’élu représente les populations qui y résident. » Ce que certains appellent « la démocratie de la nuit » : les gens votent là où ils dorment.
« La gouvernance devrait de plus en plus intégrer la fluidité des territoires, prendre en compte l’éphémère, à savoir aussi les gens qui sont de passage, qui viennent travailler. Nous souffrons de limites conceptuelles et même imaginaires », insiste Nadine Cattan, qui regrette que nous restions victimes d’une sorte de « métaphysique de la sédentarité ».
Une version de ce billet a été publiée sur le site du Monde.fr le 16 novembre 2017.
Photo : Nadine Cattan (Géographe au CNRS)