L’innovation technologique a toujours besoin d’ingénieurs (et de geeks un peu malins), d’entrepreneurs et de financiers excités par les risques et les opportunités qu’ils offrent.
Chacun a sa recette. Il n’y en a donc pas.
C’est le brassage, la rencontre de ces différents éléments qui compte. Le mélange est encore plus riche, plus potentiellement perturbateur, quand on y ajoute une bonne dose de design, voir de design thinking.
L’importance du design dans l’innovation, notamment pour les pays émergents et en voie de développement, m’a été signalée par Silvio Meira, professeur d’informatique à Recife dans le nord-est brésilien. Il est convaincu que les entreprises de Silicon Valley se trompent si elles croient qu’elles peuvent maintenir leur domination en faisant fabriquer les appareils ailleurs et garder le contrôle grâce au design, sur le modèle Apple.En fait, a-t-il poursuivi « Le design c’est du « brainware » [du jus de crâne en quelque sorte] et les cerveaux brésiliens sont aussi bons que les autres » m’a-t-il dit. » Il utilise le terme brainware comme on dit software ou hardware, pour indiquer que c’est un produit de l’esprit, du cerveau.Spécialiste des sciences de l’information et de la communication il pense que le Brésil est encore loin d’être capable de produire des algorithmes aussi sophistiqués que ceux que l’on trouve chez Google ou chez Facebook. Il se fait donc l’avocat du design et contribue à faire du Porto Digital de Recife qui est déjà la troisième technopole du pays derrière Sao Paulo et Rio de Janeiro vient de décider de se lancer dans les « industries créatives », de la publicité aux médias en passant, bien sûr par les applications innovantes, en un mot par les secteurs dans lesquels le design joue un rôle essentiel. Il vient aussi de lancer Ikewai.com une entreprise de « business designers« .Contrepoint de poids, plusieurs Indiens interviewés récemment ont reconnus que leur pays n’y accordait traditionnellement que peu d’importance. « Il a longtemps été possible de vendre n’importe quel produit, aussi mal designé soit-il, du moment qu’il était fonctionnel, » m’a expliqué Kachan Kumar, président du chapitre Mumbai de TiE (The Indus Entrepreneurs) une association fondée à Silicon Valley pour encourager l’entreprenariat indien dans le monde grâce à l’argent et à l’expérience de ceux qui ont réussi. « Aux yeux de la classe moyenne le design pouvait être désirable mais pas nécessaire puisqu’on peut vivre sans. Et en plus il coûte cher. L’art, traditionnellement est réservé aux riches « .En Israël, Yossi Vardi, parrain de tout ce qui s’y fait dans le domaine des TIC reconnaît que « c’est un élément important » du processus d’innovation. « Aujourd’hui l’internet et le mobile sont devenus des œuvres d’art, une nouvelle forme d’art » m’a-t-il déclaré. « La technologie est une couche – comme une toile, de l’argile, du papier ou de la pierre – sur lequel le talent et l’art s’expriment. Sans cela on ne peut pas attirer les utilisateurs. »L’entreprise qui a le plus fait pour nous faire comprendre et accepter l’importance du design est bien entendu Apple. Elle a prouvé qu’on ne se soucie pas seulement d’avoir une machine qui marche – qu’il s’agisse d’un ordinateur ou d’un téléphone intelligent – et que l’esthétique, la facilité d’utilisation jouent un rôle considérable dans nos décisions d’achat.L’innovation dans le domaine des TIC se comprend donc mieux comme le fruit d’une tension créatrice entre ingénieurs et designers. Elle rappelle celle qui a existé au début de l’informatique personnelle, à Silicon Valley entre les tenants de l’intelligence artificielle regroupés autour du Stanford Artificial Intelligence Laboratory (SAIL) et ceux qui prônaient, plutôt que son remplacement par des machines, « l’augmentation » de l’esprit humain grâce à l’informatique et, pourquoi pas, du LSD. Leurs chefs de file étaient Stewart Brand (créateur du Whole Earth Catalogue, la bible des hippies) et Doug Engelbart, inventeur de la souris et premier promoteur de l’interface graphique et des liens hypertextuels. Ça n’est pas un hasard si Steve Jobs appartenait à ce second groupe.Les choses ont changé depuis et les designers d’aujourd’hui n’ont pas grand chose à voir avec les hippies des années soixante du siècle dernier (Time Magazine a bien publié un article en 1995 qui, sous le titre « Nous devons tout ça aux Hippies » reprenait cette tension fondamentale pour comprendre l’histoire tes TIC).Le design aujourd’hui n’est pas seulement affaire d’artistes. Essentiel dans certaines conceptions des processus d’innovation il est devenu une véritable méthode pour aborder les problèmes d’une façon aussi créative que possible : le design thinking.Décrites dans son livre Change by Design, les trois étapes principales (certains en proposent sept), selon Tim Brown, PDG de IDEO.com, consistent à « apprendre de la vie des autres » puis à observer, c’est à dire, dans une très large mesure à « regarder ce que les gens ne font pas et écouter ce qu’ils ne disent pas ». L’idée est ici que les focus groups ne mènent pas à grand chose. Il faut faire des enquêtes pour comprendre les besoins des gens, en commençant par ceux qu’ils ne formulent pas. Il faut ensuite faire preuve d’empathie, « arrêter de [les] prendre comme des rats de laboratoires » et « se mettre dans leurs chaussures » pour mieux les comprendre.Tout cela implique un vrai travail d’équipes pluridisciplinaires avec des phases d’interprétation, de génération d’idées par la multiplication des discussions grâce à des séances de brainstorming suivies d’expérimentations sous forme de prototypes pour voir lesquelles des idées envisagées fonctionnent le mieux.Ces étapes ne sont pas linéaires. Elles doivent être abordées d’une façon partiellement simultanée et répétées autant de fois qu’il est nécessaire. Cela implique une approche évolutive au cours de laquelle on doit suivre la mise en œuvre de l’idée et du prototype pour voir comment ils évoluent et comment on peut les améliorer.Le design thinking est maintenant enseigné dans un nombre croissant d’universités. J’en ai visité une à Rio de Janeiro, la Escola Superior de Propaganda e Marketing et une à Postdam près de Berlin, le Hasso-Platner Institut plus connu sous le nom de d.school. Créée en 1998 par le co-fondateur de SAP la plus grosse société européenne de software la d.school a donné lieu ensuite à la création d’une école du même nom à l’Université de Stanford en 2004.Mais alors, ne retrouve-t-on pas l’influence omniprésente de Silicon Valley (avec Apple, IDEO et Stanford) dans ce qui est le design thinking? C’est indéniable même pour qui note l’influence allemande dans la création de la d.school. Mais le point soulevé par Silvio Meira n’en reste pas moins valable : c’est du brainware, une méthode facile à importer ailleurs, à adapter. Elle implique une éducation et une formation sans doute moins coûteuses et longues à mettre en place que celles permettant d’avoir des ingénieurs capables de produire des algorithmes complexes. Et rien n’empêche, comme ils le font à Recife, de travailler dans les deux directions en même temps. Andrea Bohmert, directrice excecutive du Bandwidth Barn, un incubateur sud africain est sur la même longueur d’onde. Elle considère que Cape Town, sa ville « est le pivot de la créativité » de son pays et pourrait être pour toute l’Afrique. « Je rêve, » ajoute-t-elle de créer une école de design thinking pour les marchés émergents. » Cela ne saurait tarder. Là ou ailleurs.