Analyste particulièrement fin de l’évolution des technologies de l’information pour le New York Times, Farhad Manjoo y tient, depuis cinq ans, une chronique sous le titre « L’État de l’art ». Nom ambitieux mais pas volé car il sait, presque toujours, nous informer sur ce qui se passe tout en nous donnant de vrais éléments de réflexion.

La première commençait par les conseils suivants : “achetez vos appareils (hardware) chez Apple, utilisez les services en ligne de Google et procurez-vous vos médias digitaux chez Amazon”. Simple et de bon conseil mais, aujourd’hui, largement insuffisant.

Publiée le 28 novembre, la dernière (il va changer de responsabilités dans le quotidien new-yorkais) révèle une remarquable évolution : « Ne vous contentez pas de prendre en compte le produit, faites attention au business model ; évitez d’alimenter les géants; adoptez tard, ralentissez ». Des conseils qui s’adressent, selon ses propres termes, aux utilisateurs “éthiques et intègres” qui se demandent comment s’y retrouver dans ce secteur, selon lui, à la fois mal avisé et mal conçu, voir méprisable (misbegotten).

Regardons cela de plus près.

N’en donnons pas plus aux géants

D’abord, la technologie a fait des progrès et nous offre assez de fonctions utiles et d’utilisation facile pour qu’on puisse choisir le produit qu’on veut. A nous de faire attention à ce qui se cache derrière. Au lieu d’Uber, Manjoo utilise Lyft au modèle d’affaire moins agressif, comme beaucoup de Français, insatisfaits par le service des taxis, sont passés à ChauffeurPrivé.

Ensuite il faut encourager les moins grands : Spotify au lieu de Apple Music et, pourrions-nous rajouter, Qwant au lieu de Google.

Enfin, constatant que “une des raisons pour lesquelles le secteur de la technologie évolue si mal est que beaucoup d’entre nous n’avons pas compris le pouvoir collectif de nos choix”, il nous invite à faire attention. Nous nous précipitons sur tout ce qui bouge sans prendre en compte les risques. “Oui, la technologie pourrait tout améliorer. Mais nous devrions être sur nos gardes quant aux risques de les voir aggraver les choses”. Les voitures autonomes par exemple risquent fort de contribuer à un étalement encore plus dramatique des villes.

Aussi pertinents que ceux qu’il donnait il y a 5 ans, ces conseils marquent une césure essentielle pour tous ceux qui s’intéressent aux technologies. Après un tout premier temps pendant lequel il fallait découvrir leur existence et comprendre tout ce qu’elles peuvent faire (1993-2004 en gros) il a fallu choisir ce qu’il y avait de mieux pour nous dans une offre pléthorique. Maintenant que l’internet compte près de 4 milliards d’utilisateurs et qu’il a plus de téléphones mobiles que d’humains nous devons penser plus loin que le bout de notre écran et prendre en compte les implications de nos choix.

Cela s’applique aux villes, bien évidemment

Reconnu comme un des plus prometteurs par toutes les entreprises œuvrant dans les technologies de l’information et de la communication, le secteur “smart city” est l’objet d’offres agressives et souvent faussement prometteuses. Constamment assaillis par les « géants », certains maires se croient obligés de se préparer tout de suite à un tsunami de voitures autonomes alors que, dans le meilleur des cas, ils devraient se demander comment les utiliser dans le transport collectif et, de préférence, public.

Allons plus loin et limitons l’usage du terme « smart cities ». Il a pour inconvénient de mettre trop l’accent sur la technologie et de ne pas être vraiment compris par les principaux intéressés : les citoyens. J’en ai défendu l’usage parce qu’il présentait le double avantage d’être commode et de permettre de communiquer avec ceux qui s’intéressaient au sujet dans le monde entier. A cela venait s’ajouter le constat qu’il n’y a pas de définition plus ou moins généralement admise, pas d’exemple qui fasse l’unanimité. Nous pouvions donc lui donner le contenu qui nous semblait le plus juste.

Le flou était commode. Mais il n’a pas été suffisant pour faire passer l’idée qu’il n’y a pas, en fait, de ville intelligente mais seulement des projets qui contribuent à les améliorer. Les termes “villes intelligentes” et “villes durables” sont à la fois des pléonasmes (nous n’avons rien fait de plus intelligent et de plus durable que les villes) et des mots creux quand ils sont utilisés dans des promesses de marketing politique. Et pourtant elles posent plein de problèmes graves.

Prendre chaque ville en compte

Que reste-t-il alors ? Que la “ville” – notre ville, nos villes, les villes – est un sujet essentiel, le plus important peut-être, un sujet « en soi », pour les médias et pour la société. C’est là que la plupart d’entre nous vivent, c’est vers elles que se dirigent en prenant tous les risques ceux qui n’y vivent pas encore, c’est là que se posent les défis les plus graves auxquels nous devons faire face (lutter contre le réchauffement climatique et l’accroissement des inégalités, œuvrer pour une démocratie plus participative et une société plus humaine).

M’inspirant de Farhad Manjoo, voici donc trois conseils pour les villes soucieuses de faire des économies et d’améliorer leurs services : équilibrez vos choix technologiques par une approche humaine et participative de cocréation citoyenne ; élaborez une stratégie territoriale qui vous soit propre et, sur cette base, négociez avec les propositions qui vous sont faites en étant très prudent avec les géants ; n’oubliez jamais qu’une action positive dans un domaine peut avoir des impacts qui le sont moins dans un autre car une décision ne concerne jamais que l’énergie, l’habitat ou la mobilité, elle impacte toujours « la ville » dans son ensemble, votre ville, notre ville.

 

Une version de ce billet a été publiée sur le site du Monde.fr le 30 novembre 2018.

Photo : Qwant, Moteur de recherche

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...