Tu veux nous parler aujourd’hui du rôle de l’État et en particulier du Pentagone dans l’innovation. Je sais que la guerre et la sécurité sont à l’ordre du jour mais n’est-ce pas un peu bizarre?

La Silicon Valley reste la capitale mondiale de l’innovation, de l’esprit d’entreprise, des start-ups et du capital risque. Mais elle ne serait rien sans l’État américain et, en particulier, le Pentagone. Ça fait longtemps que je le dis et nous en avons déjà parlé mais un récent article du New York Times vient d’apporter de l’eau à mon moulin.

L’article commence avec un clin d’œil qui en dit long : « Parmi les incubateurs technologiques il y a AngelPad à San Franciso et Y Combinator à Mountain View. Et puis il y a le Pentagone. »

En ce moment, nombre d’ingénieurs spécialistes de cybersécurité abandonnent le Pentagone ou la NSA (national Security Agency) pour créer leur propre entreprise.

Le New York Times en signale quelques unes dont Synack qui fait travailler des hackers pour tester la sécurité des installations gouvernementales grâce à « technologie de niveau militaire ».

Ce mouvement d’ingénieurs est accompagné d’un afflux de capitaux.

En 2012 1 milliard de dollars ont été investis par les capital risqueurs dans des startups spécialistes de cybersécurité. Deux fois plus qu’en 2010.

Le quotidien précise – je cite : « Bien que la Silicon Valley se considère comme un secteur éloigné [du cœur de Washington], les deux centres de pouvoir ont eu une relation symbiotique de longue date, »

La relation peut être tendue comme dans le cas des informations que Google, Facebook, Yahoo et d’autres sont obligées de donner aux services d’espionnage…

Ça inquiète leurs utilisateurs (ce qui n’est pas bon pour eux) mais on ne peut pas dire qu’ils se battent avec acharnement.

Cette bonne entente dont tu parles est-elle un phénomène récent?

Pas du tout. Toute l’histoire de la région l’illustre. Contentons nous de quelques points de repère :

  • La baie de San Francisco était une des principales bases de la Navy avant et pendant la deuxième guerre mondiale, c’est à dire au moment de la naissance de ce qui sera plus tard connu comme Silicon Valley.
  • Détail amusant : Situé dans la base, le centre de recherche Ames a loué une partie de son terrain à Google qui est en train d’y installer le Googleplex.
  • Nous savons tous que L’internet n’aurait pas vu le jour sans DARPA, l’agence de recherche du Pentagone.
  • Détail inquiétant : Max Kelly, ancien responsable de la protection des données des utilisateurs de Facebook travaille maintenant pour la NSA.

Quelles leçons pouvons-nous en tirer?

Une leçon claire, indiscutable mais qu’on entend rarement : Il est essentiel de prendre en compte le rôle de l’État dans tous les efforts pour créer des pôles d’innovation. Mais il doit apprendre à le faire d’une façon qui s’adapte à cette problématique spécifique.

Un livre vient d’ailleurs de sortir sur ce sujet qui m’a l’air fort intéressant. Écrit par Mariana Mazzucato, une économiste britannique, il s’appelle The Entrepreneurial State – L’État entrepreneur -. Il montre en détail le rôle de l’État dans la création de nouveaux marchés avec une longue perspective historique.

Une de ses thèses est que c’est seulement quand l’État crée les conditions que le secteur privé fait preuve d’assez d’audace pour vraiment innover.

L’État a donc son rôle à jouer, mais pas n’importe comment. A Silicon Valley cette intervention se fait d’une façon radicalement différente à ce qu’on voit traditionnellement en Europe et particulièrement en France.

La DARPA adore lancer des concours plus ou moins fous pour voir émerger les plus audacieux. Par exemple l’appel à inventer des robots liquides susceptibles de se couler par un trou pour se recomposer de l’autre côté du mur et y détecter des ennemis.

La plus importante est l’intervention sous forme de fonds de capital risque qui leurs sont propres. La CIA dispose de In-Q-Tel et l’armée américaine de OnPoint. Très proche de l’appareil militaire américain la Rand Corporation a théorisé cette approche qui permet, tout en réduisant le budget de recherche de l’État de s’associer avec des entreprises privées pour encourager l’émergence de nouvelles technologies et même de gagner de l’argent qui peut être réinvesti…

Conclusion : La main invisible du marché dont se réclament les économistes libéraux pousse sans cesse Silicon Valley de l’avant, mais elle n’aurait pas pu, à elle seule, assurer son succès. Il fallait la main discrète de l’État. Moins pour mettre en œuvre que pour venir en aide aux plus fous et aux plus agiles. Ce sont là de bonnes bases de réflexion pour tous ceux qui veulent encourager l’innovation chez eux.

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J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...