L’innovation n’est plus ce qu’elle était. Elle n’est plus limitée aux mêmes endroits, aux mêmes groupes sociaux, aux mêmes types de personnalités. A mesure qu’elle prend de l’ampleur, que plus de gens y participent un peu partout dans le monde, elle cesse d’être l’apanage des ingénieurs chapeautés par les hommes d’affaires. Une des découvertes les plus fascinantes des étapes africaines de mon voyage c’est que les entrepreneurs sont souvent activistes, quand ça n’est pas le contraire.
Il est difficile de rencontrer un homme d’affaire plus classique à priori, que le tunisien Heykel Djerbi, 37 ans. D’origine aisée il a d’abord dirigé une entreprise industrielle de pièces détachées pour automobiles. Il l’a ensuite placée en bourse (pour éviter de céder aux pressions de la famille Ben Ali précise-t-il) avant de la vendre. Aujourd’hui, il se lance dans la production d’huile d’olive dans le sud du pays (en faisant l’industrialisation sur place). Mais Heykel ne pouvait ignorer la révolution. Il y a participé avec ses copains, avec ses tweets.
Surpris par le départ soudain de Ben Ali dans la nuit le 14 janvier. Ils sont vite arrivés à la conclusion que faute d’avoir eu l’occasion d’éclore sous la dictature, un bon journalisme allait faire cruellement défaut au pays. « Pourquoi ne pas sauter une étape comme les pays d’Afrique sub-saharienne qui sont passés tout de suite au mobile sans passer par le téléphone fixe? » s’est il demandé. Ils ont alors décidé de créer l’Association Tunisienne des Libertés Numériques (ATLN.info) « une association car une société n’aurait pas été cohérente », précise-t-il. Il s’agit d’une plateforme ouverte pour sites d’info sur laquelle se retrouvent différents projets allant, pour le moment de Yezzi.info sur lequel on peut dénoncer les violences policières à Ch9alek.org, un « chasseur de rumeurs » en passant par Fhimt.com« un média au service des citoyens ».
Entrepreneur ghanéen de 29 ans, Bright Simmons m’a donné les éléments permettant de comprendre cette convergence croissante entre activistes et entrepreneurs.
Avec Mpedigree.net, Bright innove dans un domaine qui pourrait sauver des milliers de vie: la détection des faux médicaments grâce à des SMS envoyés par les acheteurs à une base de données rigoureusement tenue. Il estime que dans son pays 60% des médicaments vendus sont soit des placébos soit des poisons, un phénomène courant en Afrique. Mpedigree en est encore à la phase initiale mais fonctionnera à la fin de l’année sur 8% des médicaments vendus au Ghana.
Il s’agit d’une entreprise à but non lucratif au modèle économique simple: prélèvement de 0,5% à 1% sur chaque boîte de médicaments. Les labos sont ravis de participer à un système leur permettant d’éviter les contrefaçons.
Lancer un tel projet en Afrique prend énormément de temps. Il faut en fait, explique Simmons « créer tout un écosystème pour permettre à une innovation de prospérer ». Dans son cas par exemple il a lutté pour obtenir un seul et même code d’accès pour avec tous les opérateurs au Ghana et sur le reste du continent. Les laboratoires pharmaceutiques ont accepté de revoir toutes leurs boîtes de médicaments pour y ajouter un code caché sous une surface à gratter qui est celui que l’acheteur peut envoyer par SMS pour vérifier qu’il n’a pas affaire à une contrefaçon.
La plupart du temps, infrastructure et valeur (equity) font défaut. Ça explique qu’en Afrique il faut des entrepreneurs sociaux pour innover. « Les gens qui soutiennent Mpedigree ont un passé d’activistes. C’est dans l’ADN de notre entreprise » précise-t-il avant d’ajouter « si Steve Jobs avait été africain il aurait été un entrepreneur social.
[Photo par Francis Pisani]
Cet article a été publié par Le Monde le 9 novembre 2011.