Wikipedia, une encyclopédie à la rédaction de laquelle tous les internautes peuvent participer, est sans doute l’une des entreprises les plus surprenantes de l’internet. Wiki désigne la technologie qui permet de produire des sites modifiables par tous. Le mot veut dire « vite » en hawaïen. Il a été choisi pour bien manifester que la création et la modification des pages peut se faire très vite et sans difficulté majeure. Sympathique, mais, peut-on faire une encyclopédie sérieuse sur de telles bases?
San Francisco, California, 17.jan.04
La Wikipedia a fêté son troisième anniversaire le 15 janvier. Elle compte plus de 195.000 entrées en anglais auxquelles il faut ajouter de nombreux textes dans 54 autres langues (15.000 en espagnol, 24.000 en français par exemple). L’édition 2004 de la fameuse Encyclopaedia Britannica affiche « plus de 100.000 articles ». L’édition de luxe de Encarta en promet « plus de 60.000 ». Wikipedia est réalisée à un rythme d’enfer: entre le 20 juillet 2002 et le 20 juillet 2003, la moyenne des contributions s’est élevée à 3.300 articles modifiés et 275 nouveaux articles publiés quotidiennement.
Chaque article de Wikipedia contient un lien pour « modifier cette page ». Cela permet au premier venu d’en altérer le contenu écrit par d’autres, d’ajouter des liens, de tout détruire et/ou de publier sa contribution instantanément. « Tout peut être amélioré par tous les lecteurs et rien n’est jamais perdu à Wikipedia, »précise le mode d’emploi du site. « Tous les changements peuvent être annulés par tout le monde. » La communauté peut rectifier les erreurs ou les abus à mesure qu’ils sont publiés grâce à un lien sur la page d’accueil qui conduit à une page (la plus visitée du site) sur laquelle sont enregistrées toutes les modifications récentes.
Le premier conseil aux nouveaux venus va plus loin: « Soyez audacieux, si vous avez une solution pour améliorer une page, faites-le. […] Si vous laissez passer une faute, fût-elle modeste, elle pourra être rectifiée plus tard par vous-même comme par n’importe qui d’autre ».
Les erreurs sont limitées grâce à de multiples explications faciles à trouver. La Wikipedia offre une « sandbox », un bac à sable dans lequel les nouveaux venus peuvent s’essayer pour s’assurer qu’ils ont compris comment ça marche.
Fonctionnant toujours sur le même principe, les Wikis tendent à se répandre. Ils sont utilisés, y compris dans le monde des affaires, par les groupes et institutions qui souhaitent encourager vraiment la collaboration en ligne. Cela ne résout toujours pas la question très particulière de la prétention encyclopédique.
Le premier problème consiste à éliminer fantaisistes et saboteurs. Jimmy Wales, initiateur de la Wikipedia, nous a écrit que le mauvais contenu est éliminé si vite par la communauté que les vandales se lassent les premiers. « Le modèle Wiki donne lieu à beaucoup moins de problèmes que vous n’imaginez. Fondamentalement, cela n’est guère gratifiant pour les usagers de publier du mauvais contenu ou des agressions car tout cela est éliminé très rapidement. »
Les contributions proviennent le plus souvent de professeurs, d’étudiants ou d’individus passionnés de tel ou tel sujet. Mais l’essentiel du travail est dû à la collaboration régulière d’un groupe de 200 personnes environ qui assurent le suivi et le maintien de la qualité.
La communauté se défend sans esclandre. « Nous avons eu quelques rares cas de personnes qui refusaient de travailler bien avec d’autres et nous sommes en train de travailler à la mise en place d’un système de comités de membres élus pour répartir la gouvernance à mesure que nos besoins croissent, » nous a écrit Wales.
Les vandales écartés, il faut aussi faire face aux opinions trop marquées. « Nous ne contrôlons pas ce que les gens écrivent » a écrit Wales, « mais une des normes sociales de la communauté est que les articles de doivent pas prêter à controverse. » Et le mode d’emploi du site précise: « Nous devons rechercher un type d’écriture qui soit agréable à des individus fondamentalement rationnels qui peuvent être en désaccords sur certains points secondaires. » Dans une interview publiée par Wired, Larry Sanger, l’autre co-fondateur de la Wikipedia la compare aux entreprises collectives de discussion qui fleurissent sur le net: « La différence la plus importante est que ce groupe de personnes est en train de construire quelque chose au lieu de discuter entre elles ».
Pour Ward Cunningham, l’inventeur (en 1995) du concept « wiki » et de la première technologie l’ayant rendu possible a précisé par ailleurs que si le ton doit être « décontracté et respectueux », il est clair que « pour avoir un impact dans un Wiki, il faut produire un contenu authentique. Tout ce qui ne l’est pas sera éliminé. C’est ainsi que tout le monde peut jouer mais que seuls les bons joueurs resteront. »
Conformément à la philosophie de base des Wikis et à un mouvement croissant de refus des « copyrights » tout ce qui est publié sur Wikipedia est peut être largement reproduit. « Les articles de Wikipedia peuvent être copiés, modifiés et redistribués à condition que [souligné dans l’original] les mêmes libertés soient accordées aux autres et fassent état des auteurs de l’article utilisé (un lien à l’article original satisfait notre demande d’attribution), » explique le mode d’emploi du site.
Les conflits ne manquent pas pour autant, notamment à propos de questions de contrôle. Ainsi y a-t-il deux versions en espagnol de la Wikipedia parce que le groupe qui avait lancé la première version s’est séparé pour créer son propre site.
Si le modèle Wikipedia confirme sa validité, il pourrait avoir un impact dans d’autres directions. Wales nous a écrit qu’il attend beaucoup des WikiBooks « dont je pense qu’ils pourraient bien révolutionner la façon dont sont produits les livres de classe au cours des vingt prochaines années. Il s’agit du même effort collectif pour publier des livres de textes pour les écoles que celles-ci pourraient utiliser librement en n’ayant à payer que le prix de l’impression.
On en revient ainsi à la question de la qualité. Les articles de Wikipedia sont encore très inégaux. Wales fait remarquer que certains sujets sont traités au plus haut niveau (quand un groupe de pointe participe à la production par exemple) et que les sujets sont mieux tenus à jour que dans les encyclopédies traditionnelles. Il faut sans doute laisser le temps faire son œuvre (l’Encyclopaedia Britannica a 235 ans) et voir ce que donnent les mécanismes de supervision qui sont amenés à se mettre en œuvre à mesure que le projet se développe.