Avec 650 millions d’unités l’Afrique a dépassé les États-Unis et l’Europe en nombre de téléphones mobiles. Ça lui permet d’éviter les coûts et difficultés d’installation des lignes fixes. Les anglophones utilisent volontiers l’image de saute-mouton (leapfrog) qui donne une bonne idée de bond en avant. Mais le plus important est peut-être qu’il permet et requiert à la fois la coopération (pas toujours facile) des gouvernements, du secteur privé, des entrepreneurs sociaux, des ONG et des individus. Elle préfigure une sorte de nouveau contrat social dans lequel les initiatives qui viennent d’en haut (top down) et celles qui viennent d’en bas (bottom up) sont amenées à interagir sur un mode plus équilibré.

Le cas du transfert d’argent par mobile en est une bonne illustration. « Un grand nombre de Kenyans vivent dans les grandes villes et envoient de l’argent chaque semaine à leurs parents restés à l’intérieur du pays, » m’a expliqué Waceke Mbugua, responsable marketing et communication de Safaricom, le premier opérateur kenyan. « N’ayant pas de compte en banque, ils devaient y aller eux-mêmes ou confier à un chauffeur de bus une liasse de billets que leurs proches allaient récupérer à son arrivée au village. »

C’est pour éviter ça qu’en 2007 Safaricom a lancé M-Pesa (pesa veut dire argent en Swahili) avec l’aide de Vodaphone et du gouvernement britannique. 17 des 19 millions d’adultes du pays ont un compte M-Pesa. Les sommes qui y transitent équivalent environ à un tiers du PIB alors même que l’immense majorité des transactions sont inférieures à 40 centimes d’euros.

M-Pesa permet de payer ses légumes au marché, l’électricité de la maison ou l’école des enfants et facilite l’intégration à la dynamique économique. Selon Gallup, 66% des transferts d’argent effectués au Kenya se font par mobile (2% par les banques) et le continent est en tête pour ce genre de transaction. Hélas, les banques, prises par surprise au Kenya – où Safaricom a bénéficié de l’attitude bienveillante du gouvernement – ont bloqué ailleurs l’adoption de solutions comparables.

De la pluie et des mobiles

Journaliste kenyane, Mercy Wambui est la première personne que j’ai entendue parler du mobile en Afrique. Nous participions à un séminaire à Salzbourg, en Autriche et Mercy revenait d’un voyage à l’intérieur de son pays – en territoire Masai si ma mémoire est bonne. Arrivée au milieu d’une cérémonie d’invocation des dieux dans un village sans électricité ni route digne de ce nom elle s’était entendue expliquer : « C’est le rite traditionnel pour appeler la pluie. Nous demandons aussi d’avoir des téléphones mobiles… » C’était en 1997. Combien d’entre nous juraient encore qu’ils n’en utiliseraient jamais ?

Beaucoup de SMS sont passés sur les ondes depuis et l’impact le plus visible de cet engouement précoce s’est d’abord manifesté dans le domaine politique.

Les soulèvements tunisien et égyptien de 2011 ont à tort été qualifiés de révolutions Twitter ou Facebook. « Il est simplificateur de donner tout le crédit aux moyens de communication online, » m’a expliqué Rami Raouf qui a participé à la transmission des témoignages visuels sur les évènements de janvier au Caire. « La plupart des gens ne savaient même pas que Facebook et Twitter existaient ou n’avaient pas de smartphones. »

Mais personne ne conteste que les protestataires – pour la plupart jeunes chômeurs urbains – ont fait bon usage des mobiles dont ils disposaient dans des proportions plus élevées que le reste de la population. Grâce à eux ils ont pu s’organiser (un peu), se convaincre qu’ils étaient nombreux dans les rues (beaucoup) et informer le monde sur ce qui se passait chez eux (considérablement).

Un peu plus au sud, en 2007 une poignée de geeks et d’activistes kenyans s’étaient dotés d’Ushahidi, une plateforme open source permettant à tout citoyen de signaler des fraudes lors du dépouillement du scrutin présidentiel. Bel exemple de la puissance du crowdsourcing, l’externalisation ouverte, Ushahidi (témoignage en Swahili) a été utilisé 25.000 fois dans le monde depuis sa création.

Cette innovation technologique africaine a permis, grâce aux SMS et à son application mobile, de signaler les points dangereux ou détruits, ainsi que les postes de secours après le tsunami de Fukushima. Elle sert à dénoncer les cas de corruption au Nigeria ou de harcèlement sexuel en Égypte.

Tout cela est-il bien utile ?

Peut-on en conclure que l’accès à l’internet et la téléphonie mobile sont utiles au développement ? Les sceptiques ne manquent pas, au premier rang desquels Bill Gates dont la fondation est active en Afrique. Dans un entretien publié le 8 août par Bloomberg Business Week, il s’en est pris au projet Loon, l’initiative de Google visant à doter les pays en développement d’un accès à l’internet au moyen d’un réseau de ballons circulant à plus de 20.000 mètres d’altitude. Une idée absurde pour le fondateur de Microsoft pour qui : « Quand vous avez la malaria, regarder en l’air et voir des ballons connectés n’est pas ce qui va vous aider à vous soigner ».

C’est de bonne guerre entre rivaux commerciaux, mais Erik Hersman, fondateur de Ushahidi s’en est pris à sa vision simpliste sur son blog, WhiteAfrican : « Oui, nous avons besoin de solutions pour le paludisme, d’une meilleure formation des enseignants (d’une meilleure rémunération) et de meilleures écoles. Oui, nous avons besoin que les enfants aient accès à des ordinateurs plus tôt et d’une meilleure connectivité internet à travers le continent. Chacun peut explorer une de ces deux pistes sans accabler ceux qui choisissent l’autre ».

En mai dernier, Gates avait accusé un livre de l’économiste zambienne Dambisa Moyo intitulé Dead Aid, de « promouvoir le mal » parce qu’elle y critique l’aide internationale.

Et le « Bill Gates africain » semble d’accord. Il y a quelques mois le Ghanéen Herman Chinery-Hesse (qui s’est gagné cette appellation en faisant fortune grâce à la vente de logiciels) m’a montré ShopAfrica53.com, un portail qu’il a créé pour que petits entrepreneurs et artisans vendent directement leurs produits au reste du monde en précisant : « Ça prendra du temps mais ça sera plus efficace que tout ce que l’aide aura pu faire pendant ce temps. Je ne connais aucun pays qui se soit développé grâce à l’aide. »

A l’autre extrême du dispositif État-secteur privé-activistes j’ai trouvé Marlon Parker dans la ville du Cap. Vivant dans un quartier où il était plus facile aux jeunes de dealer de la drogue que de trouver un emploi, il se mit en tête de leur montrer comment raconter digitalement leur histoire.

Puis, pour faciliter le travail des mentors chargés de les aider à s’en sortir, Parker a développé Jamiix, une application qui permet de gérer jusqu’à 300 échanges à l’heure. Le service est utilisé par Mxit, le plus grand réseau social d’Afrique du Sud et du continent et dans 18 pays dont la Grande Bretagne et la Finlande. L’Organisation Mondiale de la Santé l’a adopté. L’Indonésie s’en sert pour les échanges après tremblements de terre et tsunamis. Activiste au départ, Marlon Parker est devenu un entrepreneur reconnu internationalement. Il s’est fixé comme objectif d’avoir, de son vivant, un impact positif sur la vie de deux milliards de personnes grâce à la technologie.

Rien de tout cela ne vaudrait si les Africains n’avaient pas de mobiles. Mais apprécier les taux de pénétration réels n’a rien d’évident. 90% des 650 millions de lignes mobiles africaines correspondent à des téléphones de base pour lesquels la communication de choix est le SMS. Les Smart phones représentent (avec des différences significatives suivant les pays) moins de 2% et les « feature phones » ou téléphones numériques (avec accès à l’internet) font le reste.

Et surtout, l’Afrique n’est pas un pays, c’est un continent fait de 55 nuances pour ne pas dire contradictions. Les six premiers marchés ont plus de 30 millions d’abonnés chacun du Nigéria (113) au Kenya (31). Le taux de pénétration est de près de 90% au Sénégal (où un projet pilote permet aux parents de déclarer la naissance de leurs enfants par SMS). Il est à peine de 7% en Érythrée. Partout pourtant le mobile est l’instrument de choix pour accéder au net. Exemple parmi d’autres : 58% du trafic internet au Zimbabwe est mobile contre 10% à l’échelle mondiale.

L’Afrique a beau avoir deux fois plus de cartes SIM que les États-Unis, la téléphonie mobile ne fait pas le développement. Mais « l’enthousiasme de l’Afrique pour la technologie stimule la croissance », remarquait The Economist dans un numéro de décembre 2011 dont la couverture disait Africa rising (titre repris par le magazine Time à peu près un an plus tard).

L’impact sur le développement

François Bar, professeur de communication à la University of Southern California, qui a participé à plusieurs recherches sur le sujet, m’a dit par téléphone que « la plupart des études montrent que l’introduction de la téléphonie mobile transforme les structures économiques et sociales. Elle rend plus efficaces les échanges existants et permet d’introduire de nouvelles formes d’organisations et de transactions ».

Un récent rapport de la GSMA, la principale association d’opérateurs, montre qu’un doublement de l’utilisation du mobile pour l’accès aux données se traduit par une augmentation de 0,5% du PIB par habitant. Le passage au 3G a, lui aussi un effet positif mesurable : 0,15% du PIB par habitant. Même la productivité augmente au bout d’un certain temps.

Mais le mobile peut-il changer la société ? C’est ce qu’essaye de faire – en même temps que beaucoup d’autres – l’entrepreneur social ghanéen Bright Simons avec mPedigree, un service pour vérifier si un médicament est légitime grâce au simple envoi d’un SMS. Essentiel sur un continent où les faux représentent jusqu’à 30% de ceux qui sont mis en vente et peuvent tuer.

« La promesse clé de la téléphonie mobile est qu’elle peut alimenter l’émergence de nouveaux écosystèmes de création de valeur et de partage sans qu’il faille passer par l’expansion préalable d’une infrastructure matérielle lourde, » vient-il de me confier par courriel. Mais même les initiatives venues d’en bas doivent toujours contribuer à l’amélioration des infrastructures déficientes, les détourner s’il le faut (voir l’encadré). C’est pour cela qu’en 2011, lors de mon passage par Accra, il m’avait déclaré « si Steve Jobs avait été africain il aurait été un entrepreneur social… »

Billet publié dans l’édition du Monde du 19 août et sur le blog du projet Winch 5

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...