Aborder de façon fragmentée – secteur après secteur – les problèmes qui se posent aux villes limite considérablement les possibilités de succès. Le pire étant qu’une telle attitude peut en donner l’illusion. Exemple : constater, chiffres à l’appui, que les zones vertes s’étendent, est une bonne chose sur le strict plan environnemental ; mais voit-on que ces mesures peuvent être sources d’inégalités sociales et avoir un impact négatif sur la mobilité, entre autres ?

Il en va de tous les thèmes, toujours connectés entre eux par de multiples interrelations dont l’impact réel est difficile à prévoir. Paradoxe : les choses se compliquent aussi du fait que nos connaissances augmentent.

Edgard Morin nous avait prévenus quand il écrivait, dès 1990. Dans Introduction à la pensée complexe. il soulignait :« Il y a une nouvelle ignorance liée au développement de la science elle-même ». Elle implique l’incertitude et la rationalité sur laquelle nous fondons notre approche du réel n’est plus suffisante.

Après avoir expliqué pourquoi le problème de la pensée dominante remonte à la disjonction opérée par Descartes entre l’esprit et le corps, Morin montre comment la simplification est dangereuse. Et personne n’y échappe : « Tandis que les médias produisent la basse crétinisation, L’Université produit la haute crétinisation. La méthodologie dominante produit un obscurantisme accru, puisque il n’y a plus d’associationentre les éléments disjoints du savoir. »

Concrètement, ces approches complexes des interrelations entre différents secteurs ont un double inconvénient : être difficiles à expliquer, à communiquer ; et impliquer plus souvent le recours à une conception complexe du temps et de l’espace : les actions menées à la fois au niveau du quartier, de la ville et de la région, voire de l’État-Nation, peuvent avoir des impacts parfois contradictoires à court, moyen et long terme.

 

Un sujet d’inquiétude

La complexité suscite ainsi incompréhension et inquiétude pour tout le monde, des experts aux citoyens. Elle ne passe pas bien dans le discours politique.

C’eût été beaucoup attendre des politiciens que de leur demander d’échapper à cette difficulté non résolue ni par les médias ni par les scientifiques. Ils se vautrent dedans avec d’autant plus de délices que la méthode est pleine d’avantages pour gagner des élections. Quitte à souligner, martingale éculée, la responsabilité des médias (comme le fait Trump tous les jours), ou à remettre en question le travail des scientifiques (même quand ils sont tous d’accord pour souligner l’impact négatif des actions humaines sur le réchauffement global).

La complexité est tout autant un problème urbain. Il ne suffit pas d’aborder tous les thèmes – éclairage public, mobilité, seniors, eau, déchets… Il est indispensable de prendre en compte les interactions entre les différents secteurs.

C’est là que le complexe intervient. Les coûts du transport public gratuit mis en place à Dunkerque sont conçus dans une approche sociale large. L’interrelation a été prise en compte mais, ce qui est acceptable dans une communauté à faible niveau de revenus ne l’est pas nécessairement dans d’autres villes mieux loties, comme à Pau par exemple..

 

Impact politique

Une telle réflexion n’a pas pour seul objectif d’attirer l’attention sur la complexité du monde et la nécessité de la prendre en compte. Nous devons aussi voir qu’elle enraye l’action et perturbe le discours politique.

Au niveau national, les politiciens réagissent trop souvent en simplifiant à l’extrême, dans leurs promesses, comme dans leurs discours, voir leurs actions symboliques. Dans cette ligne, l’autoritarisme apparaît vite comme la conséquence logique de la simplification : il élimine les points de vue divergents, passe sous silence l’inefficacité des mesures simplistes et interdit de rendre compte des échecs.

Les politiciens locaux semblent mieux placés pour répondre aux attentes concrètes de leurs concitoyens. Mais la difficulté d’aborder les problèmes d’une façon complexe et donc leurs chances réduites de les résoudre ne fonctionnent pas de façon différente qu’au niveau national. Les populismes simplificateurs en profitent pour gagner du terrain. Vous en avez sûrement des exemples plein la tête.

Seul avantage du niveau local : insérées dans des ensembles complexes (métropoles, départements, régions, etc.) les villes ne peuvent pas définir de façon unilatérale les règles de leur propre jeu politique. Mais les simplificateurs commencent par gagner des mairies et des élections locales, pour ensuite s’attaquer au niveau national.

Les certitudes n’existent plus. Il faut beaucoup de courage, aux politiques comme aux citoyens, pour le reconnaître. Mais ceux qui le feront auront peut-être plus de chance de répondre à nos vrais besoins.

 

Une version de ce billet a été publiée sur le site du Monde.fr le 20 Septembre 2018.

 

Photo : Bel exemple visuel de complexité urbaine Yan’An East Road Interchange, Shangai, China (Commons Wikimedia)

 

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...