Catalan fier, francophone raffiné, universitaire américain admiré, Manuel Castells, est incontournable pour qui s’interroge sur les technologies de l’information et de la communication (TIC). Qu’il s’agisse de l’internet, des entreprises qui s’organisent en réseaux, de la mondialisation, des modes de fonctionnement des narcos ou des terroristes, mais aussi de la nature des villes d’aujourd’hui, des flux qui les traversent ou de la résurgence des fondamentalismes identitaires, tous ces thèmes, et bien d’autres, sont abordés dans son ambitieuse trilogie sur L’âge de l’information. Et ils sont liés.
San Francisco, Californie, 4.déc.03
Paradoxalement, la première vertu de ce travail universitaire colossal c’est qu’il aide à lire le journal, à comprendre le monde tel qu’il évolue. Le conflit avec Al Qaeda, par exemple, l’épidémie de pneumonie atypique, l’organisation mondiale de la production et les réactions qu’elle entraîne sont affaires de réseaux.
Pour Castells, notre époque est marquée par la transformation de notre « culture matérielle » sous l’oeuvre d’un nouveau paradigme. Il s’articule autour des TIC de la même façon que les précédentes révolutions industrielles l’étaient autour de l’énergie (depuis la vapeur jusqu’au pétrole, voir l’énergie nucléaire). Sa matière première en est l’information. « Il s’agit de technologies pour agir sur l’information, pas seulement d’information pour agir sur la technologie comme c’était le cas pour les révolutions technologiques antérieures, » explique-t-il. [« these are technologies to act on information, not just information to act on technology, as was the case in previous technological revolutions. »] Et comme « l’information est partie intégrante de toute activité humaine » ce nouveau paradigme est omniprésent et affecte tout ce que nous entreprenons.
L’avènement de la Société en réseaux (titre de son livre le plus connu dont sont tirés ces quelques passages) se doit en grande partie au fait que tout système qui utilise les nouvelles technologies de l’information obéit à une « logique de réseau » (networking logic).
La morphologie des réseaux est bien adaptée à la gestion complexe des interactions matérielles ou symboliques. Elle permet une grande flexibilité essentielle à la survie et à l’innovation. « Non seulement les processus sont réversibles, mais organisations et institutions peuvent être modifiées voir fondamentalement altérées par la redistribution de leurs composants. » [Not only processes are reversible, but organizations and institutions can be modified, and even fundamentally altered, by rearranging there components. » La télévision se répare ou se jette alors que l’ordinateur peut (dans certaines limites) évoluer.
« L’ordre sur fond duquel nous pensons n’a pas le même mode d’être que celui des classiques » avait écrit Michel Foucault à propos de l’émergence de la modernité occidentale. Le nouveau paradigme informatique et la logique de réseaux selon laquelle il opère nous obligent aussi à changer « les catégories sous lesquelles nous pensons tous les processus. » Nous devons nous initier à la pensée complexe dont Castells s’empresse de dire qu’elle « devrait être envisagée comme une méthode pour comprendre la diversité plutôt que comme une métathéorie unifiée. »
Apparue dans le dernier quart de siècle, la discontinuité « informationnelle » analysée par Castells opère cette fois au niveau planétaire. Il se range expressément dans le groupe de ceux pour qui le passage de la modernité à « l’âge global » s’explique par le fait que « l’espace organise le temps dans la société en réseaux. » Les TIC permettent de coordonner des pratiques ayant lieu de façon simultanée dans des lieux différents. Pour le comprendre il faut arrêter de regarder le monde comme un ensemble d’espaces définis d’abord par leurs frontières. « Notre société, écrit-il est construite autour des flux: flux de capitaux, flux d’information, flux de technologies, flux d’interactions organisationnelles, flux d’images de sons et de symboles. » [Our society is constructed around flows: flows of capital, flows of information, flows of technology, flows of organizational interaction, flows of images, sounds, and symbols.]
Loin de chanter les louanges du Dieu Réseaux, Castells souligne que la technologie qui les rend si efficaces aujourd’hui est utilisée de façon innovante par terroristes et narcos. Plus grave encore, dans un essai postérieur Castells compare les réseaux financiers informatisés dont dépend la vie économique de la planète à un automaton [vérifier si cela se dit en français] matérialisation de cet antique cauchemar fait de machines contrôlant notre monde. Il ne s’agit pas de robots mais du « système électronique de transactions financières qui anéantit les contrôles et les régulations des gouvernements, des institutions internationales et des firmes financières privées sans parler des investisseurs individuels des consommateurs et des citoyens. »
Ce méta automate marginalise autant qu’il intègre. En lisant Castells on comprend mieux le fonctionnement des entreprises au niveau planétaire aussi bien que les réactions identitaires des milices de la droite américaine, des indigènes anti mondialisation du Chiapas ou des islamistes qui se sentent bafoués.
Ni bonnes, ni mauvaises, les technologies de l’information et de la communication ne sont pas non plus neutres. Elles sont par contre omniprésentes. C’est bien pourquoi il faut les comprendre et c’est à cela que Castells nous aide.