Tu veux nous parler aujourd’hui de la mort d’une des plus grandes innovations des temps modernes. De quoi s’agit-il?
Il s’agit d’une nouvelle surprenante que j’ai trouvée en surfant le web et qui concerne l’envoi, annoncé pour le 14 juillet prochain, du dernier télégramme.
En fait la surprise peut parfaitement aller dans les deux sens. Certains trouveront curieux que le télégraphe – inventé dans sa forme visuelle par le Français Claude Chappe en 1792 et dans sa forme électrique par l’Américain Samuel Morse en 1837 – soit encore utilisé. D’autres, qu’il n’ait pas disparu depuis longtemps.
Ce qui m’intéresse c’est que sa survie montre que les innovations profondes ont la vie plus dure qu’on ne serait tenté de croire.
Les nouveautés ne « tuent » pas – comme on a trop tendance à l’écrire – les technologies d’hier. Elles modifient l’écosystème dans lequel elles évoluent. Ce qui fait dire à Will Oremus dans Slate que « le passé est encore présent, mais il est inégalement distribué » jolie paraphrase de l’expression célèbre du romancier William Gibson qui nous dit depuis longtemps que « le futur est déjà présent mais il est inégalement distribué ».
Je crois que nous devons accepter que nous vivons plusieurs temps à la fois, certains plus lents d’autres plus rapides que celui que nous percevons.
Aurais-tu un exemple?
Laisse moi t’en donner un qui mélange passé, présent et futur. Il s’agit de Second Life ce monde virtuel en 3D dont tout le monde croyait il y a quelques années qu’il allait tout bouleverser et dont plus personne ne parle. Il se trouve qu’il vient de fêter, fin juin, son dixième anniversaire et que les chiffres publiés à cette occasion sont extrêmement surprenants. Pour moi en tous cas.
Il reçoit encore, chaque mois, la visite d’un million d’utilisateurs qui se livrent, chaque jour, à 1,2 millions de transactions. Ils ont dépensé en 10 ans 3,2 milliards de dollars US pour l’acquisition de biens virtuels de tous types et ont passé sur le site l’équivalent de 277.266 années.
C’est un bel exemple de temps croisés dans la mesure où, une des raisons de son succès initial et de son échec relatif est qu’il était sans doute trop en avance sur son temps tout en collant parfaitement avec une certaine idée que nous nous faisions du futur.
C’est un bel exemple qui nous invite à aller plus loin sur la question – qui nous turlupine tous – de savoir ce qui fait qu’une innovation réussit ou échoue, ce qui fait qu’elle mène ses fondateurs à la fortune ou qu’elle leur sert de leçons pour mieux réussir la fois suivante.
Et quelle est ta réponse à cette question?
Il n’y a évidemment pas de réponse valable « avant » sinon les capital-risqueurs seraient encore plus riches et pourraient utiliser les outils de la science au lieu de suivre leur intuition ou, comme c’est trop souvent le cas, ce que font les autres.
Et ça n’est pas Google Ventures – le fond de capital risque créé par le moteur de recherche – qui va inverser l’équation. Fidèle à la philosophie de la maison mère, il investit en se fondant sur le big data.
Mais, au moment de signer le chèque il faut quelqu’un pour déterminer, parmi les éléments disponibles, ceux qui comptent le plus.
Exemple : si vous avez le choix entre un entrepreneur qui, dans une aventure antérieure a eu de bons résultats une mauvaise année et un autre qui a eu de mauvais résultats une bonne année, qui prendre ? La plupart d’entre nous répondrons « le premier » alors que les données révèlent que c’est plutôt le second pour la simple raison, explique au New York Times, Graham Spencer un des partenaires de Google Venture, qu’il a fait preuve d’un meilleur sens du timing.
Qu’entends tu par « le sens du timing »?
Anne Bezançon qui a fondé et dirige Placecast.net, une startup de San Francisco spécialisée dans la publicité géolocalisée m’a confirmé dans un entretien récent que « le timing est essentiel ». « Une bonne idée trop tôt ne résout rien, » explique-t-elle « et trop tard elle ne sert plus à grand chose. Au moment de lancer une startup on ne peut pas savoir combien de temps il faudra pour fabriquer son produit, ni comment les marchés réagiront, ni quand il y aura un vrai business. »
A quoi il faut ajouter qu’il y a en général un seul gagnant – Instagram par exemple – alors qu’au même moment une douzaine d’autres startups faisaient la même chose. Parmi les impondérables, estime Bezançon il y a les connexions, voir l’alchimie des rapports personnels comme la rencontre entre Kevin Systrom, le fondateur et Mark Zuckerberg qui semblent s’être, très vite, merveilleusement entendus.
Et je voudrais conclure avec un rappel du fait que même les mots ont une vie et une mort.
Même le mot « innovation » n’échappe pas à la règle. A un moment où l’on tend peut-être à moins innover mais à en parler plus une étude réalisée par le québécois Benoît Godin sur l’usage du mot montre qu’apparu au 13ème siècle, il n’a dépassé le mot « invention » – en fréquence d’utilisation – que vers 1970.
Curieusement, à l’origine, dire de quelqu’un que c’était un innovateur c’était un peu comme l’accuser d’être hérétique. Le fait que ça n’est plus le cas est peut-être à rapprocher de la rareté des innovations disruptives…
Billet publié sur le site de l’atelier des médias, émission de RFI