Barcelone, entre « intelligence » et « créativité »

Convaincues que leur ville est une marque de grande valeur les autorités de Barcelone s’en servent à fond. Le foot y est pour quelque chose mais aussi le fait que s’y réunissent deux évènements de premier plan : Le Mobile World Congress et le Smart City Expo World Congress. La grande messe de la téléphonie mobile et celle des villes qui se veulent intelligentes.

« Elle vaut plus dans le monde des villes que la Catalogne ou que l’Espagne dans le monde des nations » m’a expliqué Manel Sanromà, gérant de l’Institut Municipal d’Informatique et, donc, son CIO. Et on n’y badine pas avec la notion de ville intelligente. « Pour nous, c’est de la politique avec le P majuscule de Polis, pas le p minuscule de la politique ordinaire », ajoute-t-il.

Mais la municipalité donne l’impression d’en être encore, malgré de notables réactions contraires, au flirt avec les grandes entreprises qui sont à l’origine du concept de Smart City et le poussent parce que c’est le plus gros marché des TIC des 20 prochaines années.

Cisco, IBM, Schneider, Siemens et les autres « sont intéressées » m’a expliqué Pilar Conesa, directrice du Smart City World Congress après avoir occupé, dans la municipalité antérieure, le poste de Sanromà, « parce que si elles obtiennent le sceau de Barcelone elles pourront s’en servir ailleurs ». Mais ses nouvelles fonctions l’aident à mieux comprendre la tension qui oppose et relie en même temps autorités et citoyens.

Le simple passage à la « smart city » conçu comme l’introduction d’une infrastructure informatique sophistiquée ne suffit pas. « Il faut maximiser les initiatives de la société civile et la municipalité doit passer de fournisseuse de services à facilitatrice de projets promus par les citoyens ». Ça requiert un « changement de culture des administrations ». « La technologie aide à développer l’intelligence », ajoute-t-elle, « mais elle ne la donne pas ». Le maire actuel dit vouloir promouvoir « la ville des personnes ».

Ça bouge. Mais on en est plus, à l’invocation de la société civile qu’à sa participation réelle. Pour se faire une idée de comment avancer dans cette direction, le plus simple est de voir comment Barcelone s’y prend au travers de certains de ses projets concrets.

City Protocol et City Protocol Society

Barcelone doit lancer en octobre son projet le plus ambitieux à ce jour, la création de la City Protocol Society qui serait pour les villes intelligentes ce que l’Internet Society est pour l’internet. Manel Sanromà, qui en est la cheville ouvrière au niveau de la municipalité, croit le moment propice à la création d’une instance qui « comme le G8 anime le monde des nations, animerait celui des villes, ce monde nouveau qu’il faut inventer ».

Pour cet astrophysicien converti à l’urbanisme, la dernière grande expérience de collaboration internationale ayant réussi c’est l’internet. D’où l’idée de s’en inspirer avec pour objectif la production des « standards », de recommandations et la mise en place d’une sorte de benchmarking des meilleures pratiques.

Les quatre piliers en sont les villes (au centre), l’industrie, les universités et la société civile. Parmi les membres potentiels de ce qu’il conçoit comme une « société de sociétés » (comme on a le réseau de réseaux) on trouve Séoul, Paris, Buenos Aires, Amsterdam et Yokohama à côté de Cisco, GDF-Suez, Microsoft, la London School of Economics et quelques autres.

Avec l’anglais pour langue officielle, la CPS aura son siège en Californie. Barcelone se voit comme déclencheur du processus mais a bien compris qu’il doit être « ouvert, collaboratif et évolutif ».

Citilab Cornellà

Hors les limites de la municipalité mais, collée à Barcelone, on trouve Cornellà, petite ville (80.000 habitants) de tradition ouvrière et bastion du parti socialiste qui, sur un budget de 60 millions d’Euros en consacre 600 mille à Citilab, un laboratoire citoyen.

« C’est insolite et important » m’a expliqué Artur Serra, anthropologue et animateur du centre depuis ses balbutiements en 2002. D’autant qu’il s’agit de promouvoir la participation citoyenne. D’où l’idée de laboratoire. Il est installé dans une superbe usine désaffectée, toute de briques qui lui donnent une chaleur ocre sentie comme un heureux contrepoint au bleu informatique.

Organisme public-privé (50% du budget vient de la municipalité) Citilab est d’abord un « Telecentro », une bibliothèque digitale où, moyennant 3€ par an tout le monde peut venir surfer comme il ou elle l’entend. Ils sont 6 500 à le faire.

On y trouve aussi SporTIC (pour aider les clubs du coin à utiliser les ressources digitales, faire connaître leurs activités et améliorer leurs performances) un MusicLab et une GameAcademy dont le nom disent bien ce qu’ils font. Gamins, seniors et chômeurs sont initiés à la culture et aux pratiques digitales dans le FamilyLab.

Mais le cœur du projet me semble être le LaborLab qui vise tout simplement à faire changer les politiques d’emplois trop centrées sur la création d’entreprises. Les animateurs conseillent à ceux qui viennent les voir d’inventer plutôt leur propre « travail » en créant « un projet plutôt qu’un business plan ». L’entreprise n’a pas bonne presse dans ce milieu ouvrier et la tradition catalane de l’effort et de l’artisanat s’exprime bien mieux au travers de la notion de « projet ».

Il faut « reformuler la culture qui vient de la Silicon Valley et l’adapter à notre contexte ouvrier et socialiste. Ça commence à prendre », ajoute Serra avec un sourire.

Fabra i Coats

Fabra i Coats est une ancienne usine (on a envie de parler de complexe industriel au vu de la taille) transformée en centre culturel, en « fabrique de création ». Un lieu immense avec des plafonds terriblement hauts et des espaces relativement vides fruits, à la fois d’une intention et des circonstances.

« Nous leur offrons un cadre neutre pour qu’ils puissent innover grâce à la collaboration m’explique Francisco Iglesias responsable de la technologie. « La municipalité cède l’espace aux artistes en échange d’innovation et de partage des connaissances avec d’autres communautés. Ils nous payent en organisant des ateliers pour d’autres ».

Les animateurs ont doté cet espace vide (rythmé de cloisons amovibles qui donnent une grande flexibilité) de connexions à très haut débit (10 GBps) et semblent ravis de la solution. « Ceux qui ont de lourds équipements ont de graves problèmes d’amortissement. Le coût de l’espace vide est plus abordable ».

Les musiciens sont particulièrement bienvenus. Ils ont souvent leur propre matériel et sont extrêmement exigeants en matière de technologie. « Ils détectent un retard de 30 millisecondes ce que les chirurgiens ne perçoivent pas » m’explique Iglesias. Mieux encore « Ils nous donnent accès aux citoyens ordinaires ».

C’est là une vraie stratégie que m’a expliquée Inés Garriga, directrice du département de « Culture, connaissance, créativité et innovation » (qui rêve d’un empire plus grand ?) dont dépend le centre. « C’est avec la culture qu’on arrive en douceur aux citoyens ordinaires. Loisirs, foires, bibliothèques permettent d’atteindre des gens que la promotion économique (tournée vers les entreprises) ou informatique (tournée vers les ingénieurs) n’atteindront jamais ». Au terme de ville intelligente elle préfère celui de ville créative et innovante grâce à la participation citoyenne.

Tout cela en temps d’extrême pénurie ? Bien sûr. Elle a même ses bons côtés. « Pleurer ne sert à rien », me confie Iglesias dans la voiture qui m’emmène au rendez-vous suivant « et chercher de l’argent c’est comme chercher le sexe des anges. Alors il faut trouver de nouvelles solutions. Plus souples. Et quand nous sortirons de la crise – parce que nous en sortirons – nous serons compétitifs et mieux placés ».

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...