Contre l’angoisse de l’accélération : la polychronie

L’image qui me permet le mieux de comprendre l’accélération générale de notre époque n’est pas celle d’un trader hurlant au téléphone, comme intimant l’ordre de ralentir à l’automate qui dirige la planète financière. C’est plutôt celle d’une mère en train d’allaiter son bébé, tout en suivant sur son mobile les mises à jour de ses réseaux sociaux, ou les emails de son patron insensible aux lois qui protègent son congé maternité. Temps de la croissance et de l’éducation… et temps des communications instantanées coïncident.

Nous sommes tous happés par cette tension. Mais, pour indiscutable qu’elle soit, l’idée d’accélération et d’hypervitesse ne suffit pas à poser le rapport de notre époque avec le temps. J’y vois plus clair en partant de la multiplicité des temps, que j’appelle polychronie. Nous vivons plusieurs temps en simultané.

Un peu d’honnêteté pour commencer. S’il est de bon ton de protester contre l’accélération des rythmes, reconnaissons que l’hypervitesse a ses avantages. Les informations en temps réel sont le plus souvent inutiles quand il s’agit de la vie politique un peu morne de nos démocraties. Elles prennent par contre tout leur sens pour connaître l’état de la circulation avant de prendre la route. Quand il s’agit d’annoncer un tsunami, cela devient une question de vies ou de morts.

Promener sa tortue n’est pas la réponse

L’admirable Hartmut Rosa, sociologue dont les travaux nous aident à mieux comprendre l’accélération de la technique, des rythmes de vie et des transformations sociales, montre bien que les technologies permettant d’aller plus vite ont toujours provoqué des résistances.

Il rappelle, dans une entrevue à Asia Times, qu’à la fin du XIXe siècle, « les dandys parisiens promenaient leur tortues en laisse pour protester contre la vitesse de la vie urbaine ». Il précise : « La technologie n’est pas la cause de l’accélération sociale. C’est au contraire la famine de temps de la modernité qui a suscité l’invention de technologies » de plus en plus rapides. La plupart des outils auxquels nous avons recours ont en effet pour but de « récupérer du temps ».

Le lien entre accélération et progrès est enraciné dans l’esprit de la modernité dont il est vital, écrit Rosa, de pouvoir interpréter les expériences de changement permanent « comme ayant une direction, marquant un progrès. Car alors, l’accélération veut dire que la vie s’améliore. » Cela ne va pas sans paradoxes. Je circule plus vite, donc j’habite plus loin, donc je passe plus de temps à me déplacer. Les angoisses qui en résultent sont liées au fait qu’au final, nous manquons toujours de temps, nous n’arrivons pas à nous adapter à l’accélération et, donc, à ce que nous identifions comme progrès.

C’est aussi une question de cadrage. Nous ne vivons pas un seul temps, mais plusieurs. Voir notre monde non comme monochrone, mais comme polychrone a pour effet immédiat de relativiser l’angoisse, de la réduire sinon de l’éliminer. Cela nous permet de choisir le temps qui nous convient au moment qui nous convient.

Rue Valencia à Barcelone

Me vient l’exemple de deux restaurants concurrents, que j’ai l’habitude de fréquenter, rue Valencia à Barcelone : Crustó au 246 et Cornelia au 225.

  • Le premier propose, de « déguster du pain fait de façon artisanale » et présenté comme « un être vivant doté de personnalité propre », auxquels sont offerts « la tendresse et le temps nécessaire pour qu’il ait le goût du pain de notre enfance ». De la slow food qui prend, littéralement, le contrepied de Chronos dévorant ses enfants.
  • De l’autre côté de la rue, Cornelia vend du pain, du vin, de la charcuterie et des fromages que l’on peut « eat in a flash », manger en coup de vent. La flash food bouscule la fast food, trop lente. Le dire en anglais le fait aller encore plus vite !

Client des deux tables – qui semblent prospérer l’une comme l’autre – je me sens bien entre ces pôles qui appellent à des rythmes différents et que je choisis en fonction de mes humeurs.

Les bureaux des temps

Autre exemple : les « bureaux des temps » chargés de gérer horaires et temporalités diverses. Nous les devons aux féministes de Modène (Italie) qui, à la fin des années 1980, ont exigé que soit pris en compte leur temps de mère et de compagne dans leur temps de travail global.

Il en est résulté une loi stipulant que toute ville de plus de 30 000 habitants devait se doter d’un « bureau des temps » (Ufficio dei tempi) chargé d’« harmoniser les temps sur le territoire », comme on peut lire sur le site de la commune de Pavie, pour « améliorer la qualité de vie des citoyennes et des citoyens dans une optique visant à augmenter l’égalité des chances », comme précise celle de Canosa di Puglia.

Inspirées par leurs consœurs transalpines, certaines villes françaises ont pris des mesures similaires, encouragées en 2001 par un rapport ad hoc d’Edmond Hervé, député-maire de Rennes et ex-ministre de la Santé. Créé un an plus tard, le Bureau des temps de Rennes a ainsi obtenu que les principaux employeurs et écoles de la ville tiennent compte de l’encombrement des transports publics pour établir leurs horaires de travail ou de cours.

Jusque là, il n’y avait qu’un seul temps pour tous. Écoles et bureaux ouvraient à la même heure, entrainant un encombrement et des bouchons ingérables. Reconnaître la multiplicité des temps et leur faire une place a permis de réduire une partie des angoisses sociales des Rennais.

La polychronie du monde

Londres et Oaxaca n’avancent pas à la même vitesse. New York et Port au Prince non plus. Même chose pour Wall Street et le Bronx. Mais nulle part la polychronie n’est aussi frappante qu’en Amérique Latine. Région métisse par excellence, creuset de la « créolisation » selon Édouart Glissant, la modernisation –indiscutable – y résiste aux analyses unidimensionnelles…

La modernité n’en finissant pas d’arriver, les Latino-Américains ne peuvent accueillir la postmodernité qu’avec une bonne dose d’ironie. Pour García Canclini, la « patrie du pastiche et du bricolage, où se donnent rendez-vous nombre d’époques et d’esthétiques » peut nourrir « l’orgueil d’être postmoderne depuis des siècles ».

A la notion chronologique de Lyotard, il préfère celle « d’hétérogénéité temporelle », qui permet de mieux comprendre l’hybridation profonde auquel nul n’échappe sur le continent latino-américain…

À l’autre bout du monde, « les cultures asiatiques peuvent s’alimenter d’expériences et de conceptions du temps très différentes de la logique linéaire du temps capitaliste occidental », dit Hartmut Rosa, qui ajoute cependant que l’accélération y semble encore plus grande, qu’il s’agisse d’urbanisation, de circulation, de production ou de consommation. Comme si les Extrême-Orientaux d’aujourd’hui renâclaient à accepter leur propre polychronie – l’élimination des anciens quartiers des mégavilles chinoises servant d’illustration tragique à ce refus.

Nous vivons désormais dans le « Translocal »

Revenons à notre jeune mère allaitant son bébé. Elle porte le temps long dans ses bras. L’enfant mettra vingt ans à devenir (plus ou moins) autonome, et aura besoin de sa mère et de ses conseils pendant plus longtemps encore. Mais le téléphone de cette dernière lui envoie des tweets en temps réel, les nouvelles du jour, les meilleurs articles de la semaine, un rapport écrit il y a six mois par la personne qui la remplace au bureau. Et puis, j’allais oublier, elle vient d’y voir apparaître un ancien flirt perdu de vue depuis la fac et qui vient de la retrouver sur Facebook quinze ans après !

Le temps conçu au singulier ne permet ni de décrire le monde, ni de le comprendre, ni d’y naviguer. Il n’est pas l’absolu que la philosophie a voulu nous faire croire, avec son idée de progrès monochrone, propre à la modernité. C’est plutôt une dimension polymorphe, où les flux s’ajoutent aux lieux dont nous faisons tous les jours l’expérience multi-polarisée. L’espace joue un rôle plus grand qu’auparavant. Nous vivons de plus en plus en différents points. Plus important que le « glocal » (matérialisation du global dans le local), le concept de « translocal » est ce qui rend le mieux compte de nos vies en plusieurs lieux. À l’heure d’Internet, des amours à distance aux téléconférences professionnelles, les exemples de « translocalité » abondent…

Notre identité marelle

Comment se situer dans une telle complexité ? D’abord, en admettant que nous avons plusieurs identités ou, pour être plus clair peut-être, une identité marelle, faite de cases – genre, métier, goûts, origine ethnique, culture, hobbies, âge, préférences sexuelles, etc. –, que nous assumons différemment suivant les moments de la journée, de la semaine ou du mois.

Ensuite, reconnaissons que nous voulons à la fois l’hypervitesse et la lenteur : savoir en temps réel l’état du trafic et manger une cuisine préparée avec une infinie patience. Par habitude – millénaire – nous continuons à dire « LE temps ». Mais le temps c’est comme Dieu. Ils sont beaucoup. Il ne suspend jamais son vol, mais ces oiseaux là … ont des vitesses différentes. Croire que l’on vit dans un seul temps ou un seul espace est ce qui nous rend le monde incompréhensible et, partant, nous rend malades. Apprenons donc à accepter cette multitude et à en jouer.

Déléguons l’hypervitesse aux machines que nous gavons d’informations. Le temps réel leur convient. Pour nous, il peut être un piège. La plupart des news peuvent attendre quelques heures. Prenons notre temps pour ce qui en vaut la peine. Et apprenons à naviguer entre ces multiplicités. Le chronotope – matrice espace-temps de toute expérience et de tout récit – se complique. Il devient plus excitant.

Pour le poète Fernando Pessoa, « Navegar é preciso, viver não é preciso » (plus encore que vivre, il importe de naviguer). Naviguer entre les temps et les espaces, telle est notre signature. Certaines études, encore en phase initiale, semblent indiquer qu’en jouant avec ces multiplicités, on acquiert plus de pouvoir : empowerment, intraduisible notion clé. Un remède qui vaut la peine d’être essayé contre l’angoisse de la simple accélération.

Crédit photo : CC/Tatiana Gerus

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...