Comme les fraises, Nicholas Carr peut donner de l’urticaire. Mais il est peut-être le plus sérieux des critiques de web 2.0.
Cible de choix, il s’en prend à un article de Kevin Kelly publié dans Wired sous le titre « Nous sommes le web » . Kelly y voit une « fenêtre magique » aux capacités « étrangement divines » (spookily godlike). Dans la même veine, il prédit que l’entrée en bourse de… Netscape sera reconnue dans trois mille ans comme « l’évènement le plus grand, le plus complexe et le plus surprenant de la planète ». Et comme ce genre de prophète n’est jamais à court d’images sermonneuses, il n’hésite pas à dresser un parallèle entre aujourd’hui et le fait que « Confucius, Zoroastre, Bouddha et les derniers patriarches juifs vécurent à la même époque, un point d’inflexion connu comme l’âge axial de la religion ».
Le contrepoint de Carr est imparable:
« Mon problème est le suivant: quand nous voyons le web en termes religieux, quand nous l’imprégnons de notre besoin personnel de transcendance, nous ne pouvons plus le voir objectivement. Par nécessité, nous devons considérer l’internet comme une force morale, pas comme un simple ensemble inanimé de machines et de logiciels. Aucune personne décente ne veut adorer un conglomérat amoral de technologies. Et c’est ainsi que tout ce que web 2.0 représente – la participation, le collectivisme, les communautés virtuelles, l’amateurisme – deviennent, sans discussion, de bonnes choses […] ».
Wikipedia, qu’il abhorre, est un bon exemple auquel doivent réfléchir les plus farouches partisans du web. Parce qu’elle est « théoriquement bien » elle « doit être bien »… ce qui empêche de voir les nombreux problèmes affectant sa qualité.
Le paradoxe de Carr c’est qu’il s’en prend à la tonalité moraliste de certains partisans du web et des TIC pour mieux tomber dans une critique idéologique du phénomène dans lequel il dénonce l’influence des hippies et des marxistes. Véritable horreur.
Ce spécialiste du business et des technologies de l’information dénonce les bouleversements introduits par l’internet dans « l’économie du travail créatif – ou, d’une façon plus large, l’économie de la culture et il le fait d’une façon qui pourrait bien réduire au lieu d’amplifier nos choix. » Wikipedia est loin, selon lui, d’avoir la qualité de l’Encyclopaedia Britannica « mais, parce qu’elle est créée par des amateurs, et non par des professionnels, elle est gratuite. Or, « le gratuit gagne toujours contre la qualité ».
Emporté par son élan il dénonce la « vénération » de l’amateur et la « méfiance » vis-à-vis du professionnel qu’il trouve dans nos « louanges sans nuances (unalloyed) de Wikipedia, […] et dans l’adoration des logiciels open source et des myriades d’autres exemples de créativité démocratique ».
Sa propre idéologie aveugle cet auteur pro-business et l’empêche de voir que les logiciels open source sont, dans certaines conditions de monopole, la meilleure façon de préserver l’innovation, la création et le développement d’entreprises.
Mais il faut le lire. Dans d’autres essais il souligne que:
· « La structure des médias web 2.0 peut propager des mauvaises choses aussi bien que de bonnes . »
· Il faut se méfier des mashups qui réunissent des informations provenant de sources extérieures sans se préoccuper de les vérifier. C’est le cas de Zillow , un site fabuleux pour se renseigner dans le détail sur l’immobilier aux États-Unis. « L’air de vérité » qui s’en dégage n’a rien à voir avec la véracité des données recueillies.
· « En mettant les moyens de production entre les mains des masses tout en leur niant la propriété du produit de leur travail, web 2.0 fournit un mécanisme extraordinairement efficace pour récolter la valeur économique du travail fourni gratuitement par le plus grand nombre et le concentrer dans les mains d’une infime minorité « .
A condition de ne pas réfléchir beaucoup on pourrait être également tenté par sa formule selon laquelle la qualité de Wikipedia dépend du nombre d’individus de talent qui y participent. Il ignore complètement, idéologie oblige, tous les mécanismes de délibération qui permettent d’améliorer constamment le fruit du travail de l’ensemble.
Le problème avec Carr (les raisons d’être de l’urticaire) c’est qu’il a souvent ponctuellement raison. Son intérêt, c’est qu’il aide à voir des problèmes que nous préférerions souvent taire. Il faut donc le lire avec attention… avant de le combattre, car il fait de chacune de ses attaques un tremplin contre une des dimensions les plus intéressantes de l’évolution du web et des TIC: l’ouverture des outils du pouvoir à plus de gens qu’auparavant.
[Photo Flickr de Renato Sil ]